Carnet de Louis Favreau
Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC)
Texte paru dans le journal Le Devoir en 2001

Développement social : feu l’unanimité !

Les pays capitalistes développés, depuis le début des années 1980, traversent une période de transition majeure. Le modèle de développement social qui a inspiré les politiques sociales des Trente glorieuses (1945-1975) est en crise. Cette crise n’est pas seulement économique, elle est aussi une crise de société (de l’emploi, du travail, de l’État-providence, des valeurs, etc.). Néanmoins, au Québec, les traits d’un nouveau modèle de développement social ont émergé ces années-ci dans un certain nombre d’expérimentations sociales. Ces expérimentations en cours et celles des dix prochaines années représentent pour nous les assises de ce nouveau modèle en voie de formation minimalement organisé autour d’un axe qui leur est commun : repenser l’économie en l’insérant dans la société et non l’inverse. [1]

Aujourd’hui, les débats concernant l’avenir du développement social (et donc celui de l’État, du travail, des communautés locales, etc.) traversent toute la société et font apparaître des clivages non seulement entre la gauche et la droite, mais également à l’intérieur de la gauche et de la droite. C’est ce qui nous amène à distinguer au moins trois visions du développement social qui s’entrechoquent dans les transformations et les débats en cours. Il s’agit des visions néolibérale, social-étatiste et solidaire.

La vision néolibérale : le tout au marché.

Ici, le développement social dérive tout simplement du développement économique tel que confectionné par les lois du marché. Cette vision est omniprésente dans plusieurs pays. Elle a été particulièrement exemplifiée par l’action des gouvernements conservateurs anglais des années 80 et 90.

Avec l’État-providence qui s’est développé au cours des années 1945 à 1975, l’État et le réseau public assumaient un rôle central sur le plan du financement, de l’encadrement, de la gestion et de la production des services. Au cours de ces décennies d’après-guerre, le secteur public occupe le devant de la scène. Les ressources associatives (organisations communautaires, groupes de femmes, groupes écologiques, groupes de jeunes, etc.) jouent un rôle complémentaire dans la distribution des services aux communautés. Sous la poussée des grandes organisations syndicales et des associations de consommateurs, l’État en est venu à assurer les protections sociales de base (assurance-maladie, éducation, assurance-emploi, etc.) laissant le developpement économique revenir en priorité aux entreprises du secteur marchand.

À partir des années 1980, rompant avec ce type de régulation et soucieux de réduire les coûts, les pouvoirs publics ont commencé à ne plus dispenser eux-mêmes les services et à devenir plutôt les organisateurs de la mise en rapport des offres et des demandes. Tout en conservant un contrôle sur la financement et la régulation, les autorités publiques invitent les ressources marchandes ou associatives à compétitionner entre elles pour obtenir la sous-traitance de la dispensation des services collectifs. Cette compétition est d’ailleurs vue comme un gage d’efficacité à l’intérieur d’un « quasi-marché ».

Ce scénario se caractérise par une orientation centrée exclusivement sur la liberté des consommateurs, occultant du coup deux dimensions cardinales : celle d’une citoyenneté active et celle de concepteur de services que des communautés peuvent mettre en œuvre. En bref, cette approche privilégie les éléments individualistes de la liberté et de la démocratie politique au détriment des formes collectives d’expression et d’action. La référence aux organismes communautaires n’est alléguée que pour accélérer le désengagement de l’État. La reconnaissance de ces derniers demeure ainsi limitée à la prestation de services et à la philanthropie afin de procurer un accompagnement de proximité aux personnes les plus en difficulté. C’est la réactualisation d’une tradition libérale soucieuse de paix sociale où l’échange contractuel sur le marché doit être complété par l’aide apportée aux plus pauvres. Le résultat final : une société à deux vitesses, modèle USA.

La vision social-étatiste : le tout à l’État.

À l’opposé, la stratégie social-étatiste opère une défense inconditionnelle du service public menacé par le courant néo-libéral. Ici, le développement social dérive d’abord de l’interventionisme étatique. Le service public est érigé en rempart contre la perte des acquis sociaux. L’État voit donc son rôle de prestataire de services réaffirmé et toute perspective de privatisation, quelle qu’en soit la forme, dénoncée comme une régression sociale. Ce mode de résistance à la vague néolibérale, particulièrement présent à l’intérieur du syndicalisme du secteur public, postule que l’offre publique est synonyme de meilleure qualité des services et de lutte contre les inégalités. Ce qui n’est plus nécessairement vrai.

Dans le prolongement de son penchant maximaliste en faveur de l’État, ce courant de pensée est enclin à entretenir un rapport de méfiance envers le secteur associatif et toute tentative de décentralisation du service public en direction des régions et des communautés locales. À partir de ce prisme, toute consolidation du partenariat entre l’État et le secteur associatif s’apparente à une forme de marchandisation. La reconnaissance de l’économie sociale devient suspecte, comme si elle ne pouvait émaner que d’une visée néolibérale.

Cependant, cette position a perdu ces dernières années une bonne partie de sa force d’attraction à l’intérieur des mouvements sociaux. En effet, nombre d’intervenants sont conscients de certaines lacunes démocratiques du service public, notamment le penchant pour les travers bureaucratiques, tant dénoncés par cette même gauche depuis les années 70.

La vision solidaire : pour une coresponsabilisation de l’État et des communautés locales.

Ici, le développement social trouve ses assises dans un authentique partenariat entre l’État et les communautés locales qui se coresponsabilisent dans la réciprocité. Ainsi se dessine la perspective d’un État partenaire de la société civile, à partir d’espaces permettant de développer une économie plurielle dans laquelle d’autres composantes que l’économie marchande internationalisée peuvent avoir droit de cité, à savoir une économie solidaire basée sur des hybridations entre marché, État et tiers secteur, oxigénée en particulier par la diffusion d’une culture associative et coopérative revitalisée.

Depuis plus de deux décennies, bien que limitées dans leur impact, des expériences innovatrices existent et des politiques publiques commencent à en tenir compte. Le Québec peut être vu comme un laboratoire original à cet égard, grâce à quelques innovations institutionnelles témoignant de la possibilité de nouvelles passerelles entre la société civile et l’État, et en dépit de dérives toujours possibles.

Ce sont d’abord les Centres locaux de services communautaires (CLSC), ces institutions publiques légères et polyvalentes. Nés historiquement de demandes d’usagers et de professionnels qui, dans les communautés locales, voulaient relier les problèmes de santé aux conditions de vie, les CLSC se sont progressivement fait reconnaître comme institutions publiques innovantes et profondément marquées par la culture associative, tant par leur approche des problèmes, leur mobilisation des employés et des usagers que par leur perméabilité aux demandes sociales des communautés.

Ce sont aussi, encore dans le champ de la santé et des services sociaux, ces rapports inédits qui se sont tissés au fil des vingt dernières années entre l’État québécois et des organismes communautaires qui dispensent des services alternatifs à ceux dispensés par les secteurs public et marchand, tout en cherchant à ne pas se cantonner dans la livraison de services. Ces initiatives ont été le plus souvent développées pour répondre à de nouveaux besoins négligés par les services publics. Certes, l’essor de ces pratiques dans un contexte de reconfiguration de l’État-providence en crise ne constitue pas un tout homogène et ne peut être interprété de la même façon par tous. Il n’en demeure pas moins que le mouvement communautaire dans ce domaine a été capable au fil des ans d’obtenir une certaine reconnaissance politique, d’avoir une place dans certains lieux décisionnels, d’avoir un financement récurrent, d’avoir un rôle proactif dans certaines politiques publiques, etc.

Un autre exemple d’arrimage, pris cette fois-ci dans le secteur de l’insertion et du développement local, nous renvoie aux Corporations de développement économique communautaire (CDEC). Apparues au milieu des années 1980, les CDEC s’attachent à réaliser un partenariat autour de la revitalisation des territoires ayant subi de plein fouet la désindustrialisation. Elles déploient des initiatives locales cherchant à concilier objectifs économiques et sociaux avec des partenaires (privés et publics) qui ont emboîté le pas. Leurs pratiques interpellent les institutions publiques enclines à se replier sur elles-mêmes et à reproduire la culture bureaucratique.

Conclusion

Pour nous, cette conception solidaire du développement social qui s’appuie sur des pratiques associatives peut être une des clés pour rendre l’économie et la société davantage plurielles et démocratiques. Ici, la synergie ne se fait plus à deux (le marché et l’État) mais à trois (marché, État et associations). La question devient moins celle du plus ou moins d’État et davantage celle de la qualité démocratique de l’action de l’État et des institutions publiques. Cette qualité dépend pour une bonne part de la capacité des pouvoirs publics à se laisser interpeller par ces initiatives issues des communautés et des régions.

Pour en savoir plus :

FAVREAU, L. et B. LÉVESQUE (1999). Développement économique communautaire, économie sociale et intervention. Presses de l’Université du Québec, Sainte-Foy.

COMEAU, Y., L. FAVREAU, B. LÉVESQUE et M. MENDELL (2001). Emploi, Économie sociale et développement local : les nouvelles filières. PUQ, Sainte-Foy, Québec.

[1Ce texte a été rédigé dans une période où on débattait beaucoup de la notion de « développement social » piloté par le Conseil Santé Bien-être (ancien Conseil des affaires sociales) dirigé à l’époque par Norbert Rodrigue, ex-président de la CSN. La campagne menée par le Conseil avait amorcé une nouvelle phase pour plusieurs réseaux. L’actuelle revue Développement social et le Réseau québécois de développement social ont émergé de cette période. À l’époque, cette notion passe-partout faisait l’unanimité. Mais elle avait le défaut d’être un notion-valise éludant les rapports sociaux d’inégalités. Mérite du texte : avoir établi une distinction majeure entre trois visions différentes : le « tout au marché », le « tout à l’État » et l’« État partenaire » des communautés locales. Ce qui permettait de sortir d’une rhétorique un peu top consensuelle. Faiblesse du texte : la 3e vision est trop idéaliste dans son contenu et trop optimiste dans les exemples donnés comme références (CLSC, CDEC) car des mouvements peuvent devenir de simples groupes d’intérêt et des États offrir des partenariats dans les marges en se cantonnant pour l’essentiel à la seule consultation politico-administrative : en développement régional par exemple (les Conférences régionales des élus) ou dans le secteur de la santé et des services sociaux (la direction de la santé publique). Voir à ce propos la conclusion de mon livre sur les entreprises collectives (2008 : 227-234). Note de carnet janvier 2009.


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