Carnet de Louis Favreau
Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC)
Entrevue réalisée avec Chantale Doucet, doctorante en sciences sociales appliquées à l’UQO

L’agriculture au Québec : transformations et innovations

lundi 22 mars 2010 par Chantale Doucet, Louis Favreau

L’agriculture mondiale vit de grands chambardements : hausse des prix dans les pays du Nord et disettes dans les pays du Sud (les émeutes du printemps 2008 n’étaient que la pointe du iceberg). La crise alimentaire est majeure et elle est internationale. Le monde agricole cherche à se réinventer, ses organisations à se restructurer, ses pratiques à se recomposer. Des réponses inédites se font jour. Le Groupe d’économie solidaire du Québec (GESQ) tient d’ailleurs sa 5e Université d’été en Estrie sur ce thème : la souveraineté alimentaire comme réponse à la crise alimentaire mondiale. Mais, dans tout cela, qu’en est-il de l’agriculture québécoise ? Entretien avec une spécialiste, doctorante en sciences sociales appliquées à l’UQO.

Louis Favreau : Tu as reconstitué dans tes travaux de doctorante en sciences sociales appliquées les grandes lignes de l’agriculture au Québec depuis 1920. Qu’est-ce qui caractérise le cheminement parcouru par celle-ci ?

Chantale Doucet
D’abord, je dois dire qu’il y a d’excellents ouvrages historiques sur l’agriculture au Québec. Le livre de Michel Morrisset intitulé L’agriculture familiale au Québec, par exemple, ou encore celui de Jean-Pierre Kesteman et ses collègues sur l’Histoire du syndicalisme agricole au Québec retracent judicieusement les moments marquants. De mon côté, je vais simplifier les choses. Trois tendances m’apparaissent importantes pour comprendre l’agriculture québécoise d’aujourd’hui.

Les chercheurs s’entendent pour dire que la Deuxième Guerre mondiale a été un moment marquant pour l’agriculture. À cette époque, les produits agricoles québécois sont en forte demande du côté de l’Europe dévastée par la guerre. Pour répondre à cette demande, le Québec augmentera ses productions agricoles. Avec les profits, les agriculteurs se dotent de meilleures machineries, d’engrais, de grains de meilleure qualité. C’est aussi à cette époque que plusieurs nouvelles technologies apparaissent et permettent aux agriculteurs de se moderniser. D’un modèle axé sur l’agriculture domestique, le Québec est passé rapidement à un modèle axé sur le productivisme. Il s’agit de la principale tendance agricole qui domine encore aujourd’hui. Diverses lois viendront d’ailleurs encourager l’implantation de ce modèle productiviste et décourager toutes les autres formes d’agriculture.

Ce modèle a eu des apports économiques importants au Québec. Il a permis à l’agriculture d’améliorer sa qualité, ses techniques, sa performance, de s’assurer une certaine stabilité dans la production et les revenus agricoles, d’améliorer la mise en marché des produits agricoles, la mise en place de circuits de commercialisation, d’exportation, de transformation et divers services d’approvisionnement, de distribution et de conseil. Avant, l’agriculture avait de la difficulté à rivaliser sur son propre territoire avec les produits agricoles en provenance des autres provinces canadiennes.

L’une des particularités de ce système est sa force de coopération. Je pense aux coopératives qui sont un important moteur de l’agriculture dans le paysage québécois. Aux systèmes collectifs aussi qui ont été mis en place notamment pour la mise en marché des produits agricoles québécois. De plus, le poids du pouvoir de négociation collective avec l’Union des producteurs québécois (UPA) qui regroupe l’ensemble des producteurs agricoles a été sans aucun doute déterminant pour la mise en place de politiques pour la protection et l’amélioration des conditions de vie des agriculteurs.

Toutefois, vous ne serez pas surpris si je vous annonce que le modèle productiviste, à la recherche constante du rendement maximum et de la diminution des coûts de production, a également entraîné des conséquences insidieuses. Les fermes s’agrandissent et se modernisent pour être à la fine pointe de la technologie. Elles se spécialisent dans une seule production agricole et dans les variétés les plus productives. Elles utilisent une panoplie de produits, engrais, fertilisants, pesticides… pour améliorer les rendements. Sans compter que la mondialisation économique est venue exacerber le tout en instaurant un climat de compétition sans précédent… Du coup, ce modèle entraîne des conséquences non souhaitables d’inégalité, de pollution et de dévitalisation. Le Québec verra son nombre de fermes diminuer de façon drastique. Ce ne sont pas les grandes entreprises agricoles qui meurent, mais plutôt les petites et avec elle une certaine diversité.

Les critiques qui dénoncent le modèle productiviste ont pris de l’ampleur au cours des deux dernières décennies notamment avec la popularité grandissante du développement durable. Il s’agit de la deuxième grande tendance. On peut nommer quelques événements. En 1991, l’UPA organise les États généraux du monde rural pour discuter de la problématique de la déstructuration des territoires ruraux engendrée par le modèle agricole productiviste. En 1996, un mouvement citoyen émerge afin de questionner la politique agricole appuyée par l’UPA et le gouvernement qui mise sur l’exportation internationale et l’ouverture des frontières. Ce mouvement donnera naissance, quelques années plus tard, à l’Union paysanne, une organisation qui défend la liberté d’association pour les agriculteurs, la souveraineté alimentaire, l’agriculture diversifiée, écologique et créatrice d’emploi. Au début des années 2000, une crise environnementale secoue le Québec. La production porcine engendre d’importants problèmes environnementaux occasionnant de nombreux conflits entre les producteurs de porcs et les citoyens ruraux. Des audiences sur le développement durable de la production porcine au Québec auront lieu afin d’identifier des solutions pour favoriser une cohabitation harmonieuse des activités dans le respect de l’environnement.

Finalement, je dirais que la mise en place de la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois (CAAAQ) par le gouvernement du Québec en 2007 constitue une troisième tendance. Cette Commission était chargée d’établir un diagnostic de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois, examiner l’efficacité des interventions publiques et formuler des recommandations pour l’avenir de ce secteur. 720 mémoires ont été déposées lors des audiences par une diversité d’acteurs, ce qui n’est pas banal. Le rapport synthèse de la Commission rendue publique en janvier 2008, qu’on appelle également le rapport Pronovost, remet en cause de façon drastique le modèle et les programmes en place. Une série de recommandations sont identifiées pour dégager une vision d’avenir pour les vingt prochaines années et proposer les assises d’une future politique agricole. Sur cette lancée, deux autres rapports mandatés par le gouvernement du Québec suivront. Le rapport Saint-Pierre en 2009 qui redéfinit les modes d’intervention du gouvernement en matière de sécurité du revenu agricole et le rapport Ouimet également en 2009 sur la modernisation du régime de protection du territoire agricole. Ces rapports démontrent clairement que les modes d’intervention créés il y a 40 ans ne conviennent plus aux réalités d’aujourd’hui et soulèvent des questions d’équité.

Suite à ces rapports, certains changements ont été amorcés, notamment des normes plus restrictives dans le programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA). Actuellement, la politique agricole est en révision et devrait être connue en juin prochain. C’est là que nous saurons davantage s’il s’agit d’un réel tournant pour l’agriculture québécoise. Plusieurs en doutent et s’attendent plutôt à des solutions palliatives qui ne traiteront pas réellement des véritables problèmes. Il n’en demeure pas moins que la Commission a mis sur la table les préoccupations et le vécu des acteurs. À cet égard, la richesse en terme de connaissances qui émanent du rapport synthèse, des mémoires et des audiences publiques est importante. Il s’agit, sans contredit d’un levier dans les prochaines années pour appuyer les acteurs de ces changements, pour guider les politiques et pour orienter la recherche sur l’agriculture, notamment dans le secteur des sciences humaines et sociales.

Louis Favreau : Tu avances dans tes travaux qu’il y a des réponses inédites d’une partie du monde agricole aux problèmes posés par le type d’agriculture qui domine présentement. Quels sont les principaux groupes porteurs et comment caractérises-tu la phase actuelle de ces innovations ?

Chantale Doucet
Il y a trois principaux groupes porteurs de réponses inédites dans le secteur agricole ces dernières années.

Les consommateurs sont le premier groupe. L’émergence de préoccupations pour soutenir le milieu rural et l’agriculture durable dans la société québécoise se traduit, pour certains citoyens, par des pratiques de consommation responsable. Les gens consomment différemment avec l’achat de produits qui répondent davantage à leurs besoins qui sont de plus en plus variés. Cette consommation responsable adopte deux principales formes. La première favorise la proximité géographique dans la consommation afin d’encourager l’économie locale. Ces consommateurs sont habituellement à la recherche d’aliments de qualité et d’une traçabilité des produits. La deuxième forme s’appuie sur des facteurs environnementaux. La qualité écologique des pratiques agricoles et des produits qu’elle engendre est devenue un critère important. Ici aussi, le facteur distance entre le lieu de production et le lieu de consommation est déterminant car le transport des aliments engendre beaucoup d’énergie. Les consommateurs ont donc un rôle important à jouer dans la transition de l’agriculture vers un nouveau modèle.

Le deuxième groupe porteur d’inédit est composé des agriculteurs qui répondent à ces nouvelles demandes en provenance des consommateurs. On voit en effet apparaître dans le paysage québécois une nouvelle agriculture qui s’appuie sur des bases différentes que le modèle productiviste. Par exemple, les fermes certifiées biologiques se multiplient. On assiste également à l’émergence de productions territorialisées liées à un lieu, à une histoire, et qui valorisent les spécificités du territoire avec des produits à valeur ajoutée. De plus, plusieurs initiatives en émergence semblent baser leurs stratégies sur des critères de diversification de l’économie agricole locale avec l’introduction de nouveaux créneaux dans la production. Il y a donc des transformations en cours sur le terrain en réponse aux demandes des consommateurs.

Le troisième groupe porteur de réponses inédites est composé d’une panoplie d’initiatives qui soutiennent cette nouvelle agriculture et qui bâtissent des ponts entre les consommateurs et les agriculteurs. Je pense aux marchés d’agriculteurs, aux marchés de solidarités régionales, aux activités agrotouristiques, aux comptoirs à la ferme ou au village, aux boutiques spécialisées en produits régionaux, à l’agriculture soutenue par la communauté, appelée communément les paniers bio, aux appellations réservées (produit régional, produit du terroir, produit bio…), aux circuits agroalimentaires (routes des saveurs, route gourmande, routes des vins, route des cidres…), aux festivals et foires agricoles, aux nouvelles coopératives agricoles dont celles qui offrent des services collectifs pour la transformation alimentaire et la distribution régionale de produits ou encore celles qui fournissent des services de machinerie agricole à moindre coût ou qui partagent une main-d’œuvre qualifiée et stable. Il suffit d’ouvrir l’œil pour s’apercevoir que ce type d’initiative est en croissance aux quatre coins du Québec et attire de plus en plus de fidèles. De nouveaux termes gagnent également en popularité pour caractériser ce phénomène. On parle de circuits courts, d’agriculture de proximité, de souveraineté alimentaire.

Ces innovations sont le fruit d’actions collectives entre différents acteurs sur le territoire. Parfois ce sont des regroupements d’agriculteurs comme pour les marchés publics ou certaines coopératives. D’autres fois ce sont des initiatives issues d’associations et de consommateurs comme certains marchés de solidarité régionale. En outre, ces initiatives sont souvent encouragées et mêmes initiées par les collectivités et les dispositifs de développement à l’échelle territoriale comme les CLD, MRC, SADC… qui sont confrontés aux enjeux soulevés par le développement de l’agriculture sur leur territoire.

Ces innovations sont actuellement dans une phase d’émergence. C’est-à-dire qu’elles proposent de nouvelles approches, pratiques et services qui contrastent avec les pratiques existantes dans le milieu. Elles s’inscrivent dans un modèle différent, innovateur… mais sont encore en minorité. L’agriculture productiviste demeure le modèle dominant au Québec. Les consommateurs font encore, en grande majorité, leur épicerie dans les supermarchés qui s’approvisionnent chez les agriculteurs qui produisent en grandes quantités et qui ont la capacité d’approvisionner l’ensemble de leurs chaînes. Pour passer le cap de l’émergence, les innovations doivent se diffuser et trouver des appuis non seulement chez les consommateurs et les collectivités locales mais également dans les réseaux d’acteurs aux paliers supérieurs et dans les programmes et politiques gouvernementales. Les barrières qui entravent leurs diffusions doivent tomber. Ce qui n’est pas fait. Elles ne seront plus considérées comme des innovations lorsqu’elles deviendront la norme dans le paysage québécois.

Louis Favreau : Quelles sont les principales critiques en cours dirigées vers les politiques agricoles québécoises ?

Chantale Doucet
Plusieurs recommandations émanent des rapports Pronovost, Ouimet et Saint-Pierre pour améliorer les politiques et programmes agricoles en place. De ces recommandations, je retiens deus principaux éléments qui reviennent à tous coups.

D’abord, le système agricole d’accompagnement n’est plus adapté au contexte actuel et aux besoins locaux. Il freine l’émergence d’innovation. Voici quelques exemples. Il y a peu de soutien pour les entreprises agricoles de petite taille à plus faible volume et celles qui misent sur des productions originales. Ces initiatives n’ont pas accès aux principaux programmes d’aide financière et sont peu soutenues par la recherche, le transfert technologique, les services-conseils et la formation. La Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, qui ne permet pas le morcellement des terres, priorise les fermes de moyenne et de grande taille et freine le développement de l’agrotourisme. Les activités des producteurs-transformateurs sont peu encouragées, ce qui se traduit, dans plusieurs régions, par une faible présence d’entreprises de transformation des aliments. Même constat du côté des circuits courts et des activités complémentaires de l’agriculture qui ne sont pas encouragées techniquement et financièrement. En outre, le programme d’assurance stabilisation incite l’agriculteur à délaisser les productions novatrices aux profits des productions conventionnelles dont les risques sont assumés aux deux tiers par le gouvernement. Ce système crée aussi d’importantes disparités entre les régions québécoises. Ces constats rejoignent ceux d’une étude d’Agriculture et agroalimentaire Canada réalisée en 2007 qui explique que les politiques gênent la production agricole à petite échelle et la vente de produits à la ferme. Elle mentionne que la vente de produits localement est difficile car il y a peu d’installations de traitement comme les abattoirs et de chaînes efficaces de distribution des aliments à l’échelle locale. La difficulté d’accès à des terres est également mentionnée.

Deuxième élément. Le facteur territoire est absent des politiques agricoles québécoises qui misent plutôt sur une approche verticale et sectorielle. Si on jette un coup d’œil ailleurs, notamment du côté de l’Europe, on s’aperçoit que les politiques agricoles misent de plus en plus sur une différenciation territoriale et sur la multifonctionnalité, un concept qui conjugue agriculture avec territoire et développement durable. Plusieurs études viennent appuyer l’efficacité des politiques agricoles décentralisées vers les territoires. Plus souples, elles s’adaptent aux réalités locales et captent les opportunités innovatrices. Elle contribue également à favoriser une agriculture multifonctionnelle qui répond aux nouvelles exigences des citoyens en matière d’environnement, de développement social et de qualité des productions locales. Au Québec, la politique agricole n’a pas suivi cette tendance et est demeurée centralisée sans distinction entre les territoires et sans intégrer les aspects de la multifonctionnalité. Elle est également très sectorielle. La politique agricole a son ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ). Le développement du territoire a le sien, le Ministère des Affaires municipales, Régions et Occupation du territoire (MAMROT). Alors que dans d’autres pays, ces préoccupations sont regroupées sous la même bannière.

Toutefois, la valorisation des dynamiques territoriales dans les politiques agricoles est une piste de plus en plus mentionnée au Québec par différents acteurs. Il suffit de feuilleter les mémoires déposés lors de la Commission pour s’en rendre compte. La politique agricole mur à mur est également remise en question dans les rapports Pronovost, Ouimet et Saint-Pierre qui suggèrent l’adoption de mesures qui se modulent aux réalités des régions. D’ailleurs, si on retourne aux innovations mentionnées à la question précédente, on s’aperçoit qu’elles s’inscrivent dans un développement territorial, c’est-à-dire dans une dynamique qui favorise les synergies entre différents acteurs sur le territoire. J’ouvre ici une petite parenthèse pour mentionner que mes travaux dans le cadre de ma thèse de doctorat auront pour objectif de mieux comprendre l’émergence de ces nouvelles initiatives qui s’inscrivent dans une dynamique territoriale.

Louis Favreau : Et la gestion collective de l’offre !!?? Quelles seraient ses forces et ses faiblesses aujourd’hui ?

Chantale Doucet
Il s’agit d’un mécanisme très complexe que je ne prétends pas maîtriser. Grosso modo, cette politique a été instaurée par le Canada et le Québec au début des années 1970. Elle est destinée aux productions ovines (œufs de consommation et œufs d’incubation), à la volaille (le poulet et le dindon) et au lait. Donc des productions agricoles traditionnelles qui, selon le rapport Pronovost, accaparent 46 % des recettes monétaires totales des agriculteurs québécois en 2006.

On parle de gestion de l’offre car la production agricole est planifiée et contingentée avec des quotas afin de s’ajuster aux besoins estimés des consommateurs québécois et canadiens, évitant ainsi une surabondance de produits agricoles. Dans ce modèle, le gouvernement contrôle les importations en fixant des tarifs douaniers élevés.

La grande majorité des agriculteurs et de la société québécoise sont en faveur du maintien de la gestion collective de l’offre. Elle apporte plusieurs avantages. Voici les principaux qui sont habituellement mentionnés.

- Elle permet aux producteurs de retirer un revenu stable et équitable.
- Les consommateurs ont accès à des aliments de qualité, produits au Québec, en quantité suffisante et à des prix abordables.
- Le gouvernement n’a pas à débourser des sommes faramineuses en subventions et évite d’exercer une concurrence déloyale, le « dumping », dans les autres pays.

Certains tenants du néolibéralisme pur et dur prônent l’abolition du système de gestion de l’offre soit disant parce qu’il freine la concurrence, la productivité et la rentabilité. Le libre marché permettrait aux consommateurs de payer les produits moins chers et d’avoir une plus grande variété. Cette critique est toutefois minoritaire au Québec.

Par contre, l’une des principales critiques partagées par de plus en plus d’acteurs, agriculteurs inclus, provient des quotas dans le système de gestion de l’offre. Le rapport Pronovost explique que, lors de la mise en place du système de la gestion de l’offre, les quotas ont été distribués gratuitement aux agriculteurs. Aucun règlement et mécanisme de transfert n’ont été imposés. Si bien que ces quotas ont été monnayés entre les agriculteurs. La loi de l’offre et de la demande pour les quotas a rapidement fait monter les prix. On estime que la valeur marchande d’une ferme laitière moyenne au Québec est de 1 million de dollars. Il faut toutefois ajouter 1,5 million pour acquérir les quotas ! À moins de gagner à la loterie ou d’être transférées dans la famille, ces fermes restent inaccessibles pour la relève agricole. Or, sans relève, la ferme disparaît et les quotas sont rachetés par une plus grosse ferme. Selon l’Union paysanne qui dénonce également le système de quotas, ce sont les fermes sous gestion de l’offre qui ont disparu le plus rapidement au Québec.

Le rapport Pronovost propose comme solutions de réduire la valeur des quotas, d’éviter la spéculation et de favoriser les mesures pour constituer une banque de quotas pour la relève agricole. Même son de cloche du côté de l’Union paysanne qui ajoute toutefois que la gestion de l’offre ne doit pas être contrôlée uniquement par l’UPA comme c’est le cas aujourd’hui. Elle propose plutôt la mise sur pied d’un comité qui serait formé par l’État québécois, différentes organisations syndicales agricoles, la relève agricole et la société civile.

Finalement, mentionnons une dernière critique qui se retrouve notamment dans le mémoire déposé par le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM). La gestion de l’offre s’est développée au détriment des coopératives agricoles. Ces dernières étaient très présentes dans la transformation des produits agricoles. Propriété des agriculteurs sur le territoire, ils en assuraient l’approvisionnement. Avec la création de la loi sur la mise en marché des produits agricoles, alimentaires et de la pêche, l’agriculteur doit vendre ses produits à l’office ou à l’organisme désigné. La coopérative doit alors s’approvisionner en produits agricoles auprès de cette agence de vente. Le lien producteur-usager est brisé. Le CQCM préconise un assouplissement de cette loi. Une solution partagée par l’Union paysanne qui veut redonner préséance aux coopératives.

Louis Favreau : Tu as étudié le mouvement agricole au plan international, la FIPA, organisation moins connue que Via Campesina mais plus ancienne. Comment réagis-tu aux propos d’André Beaudoin d’UPA-DI qui dit que l’agriculture, pour ce qui est des centres de décisions, a déplacé son centre de gravité du Québec vers Ottawa et aujourd’hui de plus en plus vers Genève (OMC)

Chantale Doucet
Il n’a pas tort. L’Union des producteurs agricoles (UPA) a fait de la souveraineté alimentaire sa politique et sa priorité dans les prochaines années. Pour dire vite, ce concept s’appuie sur le principe que les populations ont le droit de définir leurs politiques agricoles et alimentaires. C’est principalement pour protéger le modèle de gestion de l’offre que l’UPA a adopté cette approche. Elle a peur d’être obligée de démanteler ce mécanisme. Mais peur de qui ? Certainement pas de la société québécoise puisque nous avons dit à la question précédente qu’elle était plutôt en faveur du maintien de ce modèle. En fait, l’UPA a peur de la mondialisation et de son gros joueur, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dont les bureaux sont établis à Genève.

Depuis 1995, l’agriculture fait en effet partie des secteurs soumis aux règlements de l’OMC qui encourage le libre-échange avec l’abolition des barrières douanières (tarifaires et réglementaires) pour la libre circulation des produits entre les pays. L’OMC exerce des pressions importantes sur les politiques agricoles des États qui sont invités à réduire leurs interventions au minimum. Les politiques agricoles doivent être élaborées en pensant à leurs conséquences sur les marchés mondiaux.

D’ailleurs, la croissance des exportations agroalimentaires est devenue le fer de lance de l’OMC et de nombreux pays, dont le Canada. Malgré le modèle de gestion de l’offre, dont l’une des caractéristiques est de protéger l’agriculture face aux importations, les gouvernements du Canada et du Québec encouragent le libre-échange. À cet égard, le Canada fait partie du groupe de Cairns fondé en 1986 qui regroupe les pays agroexportateurs et qui prône la libéralisation du marché agricole mondial. Il est également membre de l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) créé en 1994 qui élimine les frontières entre les États-Unis, le Canada et le Mexique afin de favoriser la libre circulation des produits. Le Canada a toutefois introduit une clause qui protège son système de gestion de l’offre. Toutefois, avec les négociations internationales dans le cadre de l’OMC, le Canada et du coup, le Québec, pourraient être contraint dans les années à venir à éliminer son modèle de gestion de l’offre. C’est à ces transferts de pouvoir aux échelles supérieures que réfèrent les propos d’André Beaudoin.

L’OMC montre du doigt les pratiques de gestion de l’offre du Canada, des mesures qu’elles jugent protectionnistes. Mais elle est tout aussi en désaccord avec les subventions agricoles accordées à l’agriculture aux États-Unis ou en Europe. Depuis des années, il y a donc une ronde de négociations sans fin, les différents pays n’arrivant pas à trouver un terrain d’entente, chacun s’accusant mutuellement. À l’heure actuelle, les négociations ont échoué. Les mesures dites protectionnistes adoptées par certains pays comme le Canada peuvent donc rester en vigueur. Mais jusqu’à quand ?

La scène mondiale est devenue en quelque sorte le lieu de décision des enjeux agricoles québécois. C’est pour cette raison que, pour faire face à cette menace, les producteurs agricoles québécois s’investissent de plus en plus sur la scène internationale par l’entremise de la Fédération internationale des producteurs agricoles (FIPA).

Pour en savoir plus

CAAAQ – Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois (2008). Agriculture et agroalimentaire : assurer et bâtir l’avenir. Rapport de la CAAAQ. Bibliothèque nationale du Québec, 272 pages.

Site Internet de la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois qui donne accès aux 720 mémoires et à une panoplie d’informations. http://www.caaaq.gouv.qc.ca/

Ouimet, B. (2009). Protection du territoire agricole et développement régional - Une nouvelle dynamique mobilisatrice pour nos communautés. Rapport remis au ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’alimentation du Québec, 35 pages.

Saint-Pierre, M.R. (2009). Une nouvelle génération de programmes de soutien financier à l’agriculture. Pour répondre aux besoins actuels et soutenir l’entrepreneuriat. Ministère du Conseil exécutif, 60 pages.

Site internet de l’Union des producteurs agricoles : http://www.upa.qc.ca/fra/

Site internet de l’Union paysanne : http://www.unionpaysanne.com/

Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (2007). La coopération agricole, une solidarité à reconnaître et à appuyer. Mémoire déposé dans le cadre de la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois, 46 p.

Doucet, Chantale (2010). L’agriculture dans les plans régionaux de développement des Conférences régionales des élus : vision multifonctionnelle ou productiviste ? Cahier de Cahier de l’ARUC-ISDC, UQO, Gatineau bientôt disponible sur le site de l’Observatoire.

Doucet, Chantale (2008). Organisations de producteurs agricoles et de paysans dans le monde. La Fédération internationale des producteurs agricoles (FIPA) : une étude exploratoire. Sous la direction de Louis Favreau, Cahier de l’ARUC-ISDC, Série Recherches, no 20, 52 pages.

Makungu M., Nuah. (2008). La gestion collective de l’offre dans les productions à risque et son tournant au Québec : étude exploratoire. Cahier de l’ARUC-ISDC, Série Recherche no. 16, 13 pages


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