Carnet de Louis Favreau
Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC)

Mouvement communautaire, écologie et sécurité alimentaire

jeudi 5 mai 2016 par Nathalie McSween

Quel est le défi écologique et social des communautés aujourd’hui au Québec et dans le monde, en particulier dans les pays du Sud ? Est-il vrai que l’urgence écologique est intimement liée à la lutte contre les inégalités aujourd’hui à partir de ce qu’on sait des conséquences du réchauffement climatique, de l’affaiblissement de la biodiversité et des pollutions diverses sur la santé des populations (inondations, sècheresses, insécurité alimentaire, vagues de chaleur...) ? Les politiques publiques en matière de santé, l’intervention du « communautaire » et le travail social ne sont-ils pas à repenser compte tenu de cette nouvelle donne. À partir de cette question de fond, l’automne dernier, dans le cadre d’une tournée au Québec d’un sociologue sénégalais spécialiste de ces questions, le professeur Sambou Ndiaye, la CRDC a tenu en collaboration avec le Fonds Solidarité Sud et l’appui de trois écoles de travail social des colloques (en Outaouais, à Montréal et à Sherbrooke) sur le combat écologique des communautés au Nord comme au Sud. Premier billet d’une des panelistes du rendez-vous de l’Outaouais au CJEO.

Louis Favreau

L.F. Comment se pose selon toi aujourd’hui la question du développement des communautés à partir de l’entrée qui est la tienne, la sécuritaire alimentaire ?

Au Nord comme au Sud, le réchauffement climatique qui s’annonce sera un facteur d’exacerbation de la pauvreté et des inégalités sociales. Pourquoi les pauvres subiront-ils davantage les conséquences des changements climatiques que les riches ? D’une part, parce que les populations appauvris sont généralement davantage exposées à la fois aux risques écologiques et aux évènements extrêmes (vulnérabilité accrue) et d’autre part, parce que la pauvreté réduit généralement la capacité des populations à s’adapter aux changements climatiques et à résister en cas de catastrophe (résilience moindre). Au Nord comme au Sud, les institutions et les organismes qui interviennent auprès des populations et des communautés vulnérables tentent de développer et de soutenir des stratégies d’adaptation aux changements climatiques.

L.F. Autrement dit aujourd’hui le combat écologique croise la lutte contre les inégalités. Pourtant les luttes sociales et celle des écologistes sont en grande partie divorcées l’une de l’autre ?

Le monde n’a jamais été aussi riche... mais les inégalités n’ont jamais été aussi visibles : la moitié de la richesse mondiale est aujourd’hui détenue par les 1% les plus riches alors que 1,2 milliards de personnes vivent encore dans l’extrême pauvreté (1 personne sur 7) et que 842 millions de personnes (1 personne sur 10) ne mangent pas tous les jours à leur faim. Les personnes qui ont faim sont les plus vulnérables parmi les vulnérables et ce, au Nord comme au Sud. La faim est en effet le plus grand révélateur de vulnérabilités. Lorsqu’une personne n’a plus les moyens ou les capacités de se nourrir et de nourrir sa famille dans la dignité, cette personne est en effet au sommet de toutes les échelles de vulnérabilité. Au Canada, l’Enquête sur la santé des collectivités de 2011 révélait que 1,1 millions de personnes, soit 8,2% des ménages canadiens (et une famille canadienne sur 10 ayant au moins un enfant de moins de 6 ans à charge) étaient confrontés à une insécurité alimentaire modérée ou sévère. Ces statistiques ne permettent évidemment pas de comprendre en profondeur les réalités vécues par les personnes vulnérables du Nord et du Sud, ni de discuter de leurs causes profondes, mais elles permettent néanmoins de dire que cette réalité existe.

Cependant, la présentation de ces statistiques permet aussi de mettre la table pour dire que, parmi toutes les personnes qui souffriront des conséquences des changements climatiques dans les prochaines décennies, ce sont les personnes les plus vulnérables et les plus pauvres qui seront les plus affectées. [1]

Plus affectées d’abord parce que les inégalités sociales et les inégalités face aux risques écologiques vont souvent de pair. Le risque face aux changements climatiques suit en effet en grande partie les lignes de fracture sociale (et, parfois, raciales) : les populations les plus affectées par les catastrophes d’origine naturelle (ou autres origines) sont généralement les plus pauvres et les plus marginalisées. Les exemples sont très nombreux : les inondations de 1999 dans l’État de Vargas au Venezuela ; le tsunami de 2004 dans les pays limitrophes de l’Océan Indien ; l’ouragan Katrina de 2005 en Nouvelles-Orléans (le taux de mortalité des Noirs y a été deux fois plus élevé que celui des Blancs) ; le séisme de 2010 en Haiti…

Les personnes en situation de pauvreté sont plus affectées aussi car elles cumulent davantage de facteurs de vulnérabilité : elles sont plus exposées à plusieurs aléas en raison d’une localisation résidentielle plus défavorable avec une qualité moindre de l’habitat ; elles ont souvent une accessibilité moindre aux services ; un niveau de santé et d’éducation moindre ; un réseau social moins étendu, etc.). De plus, les personnes en situation de pauvreté ne peuvent souvent ni se payer les mesures d’adaptation nécessaires, ni trouver facilement un logement abordable ailleurs.

Les personnes en situation de pauvreté seront plus affectées par les changements climatiques aussi parce qu’il est anticipé que le réchauffement du climat entraînera une augmentation substantielle des maladies vectorielles (virus du Nil ou maladie de Lyme, par exemple) (Ouranos, 2015). La Direction de la Santé Publique du Québec anticipe ainsi une augmentation importante de la mortalité reliée aux phénomènes de canicule et des problèmes respiratoires (asthme) reliés à la pollution atmosphérique (smog). Dans tous les cas, ces phénomènes affecteront davantage les personnes vulnérables. Ainsi, les recherches menées jusqu’à présent démontrent que les personnes les plus affectées par les canicules sont : les enfants en bas âge, les personnes âgées, les personnes vivant de l’isolement social, les malades et les personnes à faibles revenus. De plus, les impacts du réchauffement climatique sur la santé publique coûteront cher : les chercheurs du Centre de recherche Ouranos évaluait récemment (Ouranos, 2015) qu’entre entre 2015 et 2065, le réchauffement climatique allait coûter au Québec, en dépenses supplémentaires de santé publique seulement, 372 milliards $ !

L.F. Face à cela quelles sont les pistes de réflexion et d’action collective que tu vois se dessiner pour l’avenir ?

Nous savons que les impacts les plus ravageurs des évènements climatiques extrêmes vont se faire sentir dans les environnements (physiques et sociaux) déjà fragilisés, que cela coûtera cher à l’État et que ces changements climatiques risquent fort d’aggraver les inégalités sociales existantes. Que devons-nous et que pouvons-nous faire maintenant ? Une piste majeure à mon avis : il faut travailler à construire des communautés résilientes tout en luttant contre la faim.

Évidemment, il faut d’abord faire pression collectivement sur nos États pour qu’ils s’engagent à mettre en place, avec les autres États, une réglementation contraignante et des incitatifs convaincants afin de réduire au maximum le réchauffement du climat et construire des alternatives aux sources d’énergie polluantes (énergie solaire, éoliennes, voitures électriques, etc.). Mais, s’il faut lutter contre les changements climatiques en se faisant entendre de nos dirigeants politiques, il faut aussi « voir venir » et donc travailler dès maintenant afin d’agir sur les environnements fragiles et soutenir le développement de stratégies d’adaptation qui vont permettre aux populations et aux communautés de réduire leurs facteurs de vulnérabilités individuels et collectifs. Il faut donc, localement, travailler à réduire notre empreinte écologique collective et aussi travailler à construire des communautés résilientes.

L’impact social d’une catastrophe dépend de la nature de la société dans laquelle elle se déploie. La résilience d’une communauté, soit la capacité de faire face à une catastrophe, de s’adapter pour en limiter les impacts et de se relever, dépend largement de la confiance et de la solidarité, donc de la structure sociale en place. L’individualisme et les inégalités marquées, soit un clivage trop prononcé entre les classes sociales rendent difficiles les élans de sympathie entre riches et pauvres.

Travailler à développer des communautés résilientes est donc un travail complexe et, dirions-nous, un travail qui demande de dépasser les approches sectorielles de réduction de la pauvreté pour adopter une approche visant à réduire les vulnérabilités. Il est généralement admis que réduire la pauvreté permet de réduire la vulnérabilité, mais on oublie parfois que l’inverse est aussi vrai. Ce qui permet de réduire la vulnérabilité des populations (en protégeant leurs revenus ou leurs dépenses ou encore en améliorant leur cadre de vie) évite une dégradation de leur situation matérielle et sociale, ce qui contribue à réduire la pauvreté. Approcher la question par le biais des vulnérabilités permet cependant de voir le problème à partir d’une perspective plus large que celle de la seule lutte à la pauvreté.

L.F. Comment dans l’Outaouais cela se concrétise-t-il ?

La Table de concertation sur la faim et le développement social de l’Outaouais (TCFDSO) travaille depuis près de 20 ans avec ses organismes membres afin d’enrayer la faim sur le territoire. Force est de constater cependant que nos efforts n’ont pas été couronnés du succès espéré. Certes nous sommes collectivement mieux en mesure de répondre aux besoins alimentaires des personnes démunies, mais l’insécurité alimentaire continue d’augmenter, en Outaouais comme ailleurs au pays.

C’est dans ce contexte et aussi en réaction face aux mesures d’austérité budgétaires mises en œuvre par le gouvernement du Québec depuis un an, que les membres de la TCFDSO ont décidé de se (re)lancer dans un grand exercice de réflexion collective : la Carte communautaire de la faim.

Plus d’une décennie après la première Carte communautaire de la faim (réalisée par la TCFDSO en 2001-2002) et dans un contexte caractérisé à la fois par une croissance de la demande d’aide alimentaire et par un désengagement de l’État, les membres de la TCFDSO ont décidé en 2014 qu’il était temps de se donner de nouveau les moyens de réfléchir ensemble sur la sécurité alimentaire dans nos communautés. Ce projet de recherche-action poursuit un grand objectif : celui de poser les bases permettant d’élaborer et de mettre en œuvre des plans d’action concertés pour enrayer concrètement la faim sur les différents territoires de l’Outaouais. Il s’agit donc d’animer, sur chacun des territoires, une mobilisation d’acteurs de divers secteurs autour des enjeux liés à la sécurité alimentaire afin d’appuyer la construction de stratégies d’action permettant d’agir sur la faim à la fois :

  • En aval : accroître notre capacité collective à répondre aux besoins alimentaires des ménages vulnérables (dépannages alimentaires d’urgence, déserts alimentaires, besoins de cuisines collectives, de jardins communautaires, escouade anti-gaspillage alimentaire , etc.) ;
Le projet de la Table de concertation dans l’Outaouais : une Escouade anti-gaspillage alimentaire
La TCFDSO a lancé en 2014, sous l’impulsion de ses membres, un projet mobilisateur : l’Escouade anti-gaspillage alimentaire. Grâce à des partenariats novateurs avec des agriculteurs et des commerçants de la région de l’Outaouais et à l’engagement d’une centaine de bénévoles, l’Escouade anti-gaspillage alimentaire a glané et récupéré plusieurs dizaines de tonnes de fruits et légumes frais dans les champs des agriculteurs, les marchés publics et les commerces de proximité afin de les redistribuer aux organismes oeuvrant en sécurité alimentaire. Suite à la première année d’activité de l’Escouade, le Regroupement des cuisines collectives de l’Outaouais a développé des cuisines collectives anti-gaspi afin de transformer ces denrées et de distribuer des plats préparés aux personnes vulnérables de ses communautés d’intervention. Ces initiatives novatrices s’appuyant sur des partenariats forts est en voie de faire école au Québec : nous avons déjà été invités par plusieurs organismes en sécurité alimentaire à présenter ce projet dans différentes régions du Québec.
  • En amont : accroître notre capacité collective d’agir, en amont, sur les facteurs qui rendent ces ménages vulnérables (déterminants collectifs de l’insécurité alimentaire)
    • l’environnement physique (accès aux sources d’approvisionnement alimentaire et à une variété d’aliments nutritifs, etc.),
    • l’environnement économique (pouvoir d’achat, coût de la vie sur le territoire, etc.) ;
    • l’environnement interpersonnel et social (accès à un réseau social et d’entraide) ;
    • l’environnement politique (politiques publiques en logement, transport, éducation, emploi, etc.).

Abordée ainsi à partir de la perspective des déterminants collectifs, la réflexion amènera certainement les acteurs à identifier des éléments devant faire l’objet de revendications politiques (logements sociaux, revenus d’aide sociale, etc.), mais aussi à identifier des pistes d’action visant à la fois le développement de la résilience individuelle (facteurs de protection) mais aussi le développement de la résilience collective (communautés d’aide et d’entraide). La faim étant une fenêtre vers les plus grandes vulnérabilités, la lutte contre la faim, lorsqu’elle vise ses causes, devient une lutte pour réduire les vulnérabilités. Dans le contexte des changements climatiques qui s’annoncent, la lutte contre la faim et la travail de construction de communautés résilientes iront de pair.

Quelques références

[1La Stratégie gouvernementale d’adaptation aux changements climatiques (Gouvernement du Québec, 2012) note ainsi que certaines personnes sont plus vulnérables face aux conséquences des changements climatiques, notamment : les jeunes enfants, les personnes âgées, les personnes en mauvaise santé ou qui habitent dans des logements de piètres qualité, les sans-abri, les personnes à faible revenu et les travailleurs exposés aux intempéries.


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