Épargne et développement au Sénégal : au pays des nouvelles mutuelles d’épargne et de crédit
Invité en décembre 2002 à participer à une rencontre de la Commission internationale de liaison du Réseau Lima/Québec/Dakar, devenu depuis le Réseau intercontinental de promotion de l’économie sociale et solidaire (RIPESS), j’ai participé avec une dizaine de personnes venues d’Europe et d’Amérique latine à une semaine de tournée d’initiatives socio-économiques populaires récentes dans plusieurs villes du pays. La délégation internationale dont j’étais était accompagnée par des Sénégalais engagés dans le soutien à ces initiatives. La plupart des échanges se tenaient en ouolof et en français, les deux langues nationales du pays. Pour ma part, ce sont les mutuelles d’épargne et de crédit qui ont attiré mon attention car elles connaissent présentement un essor sans précédent dans tout le pays. De Dakar, en passant par Thiès, Diourbel, Kaolak et Touba, récit d’un voyage au pays d’une nouvelle génération d’organisations à la conquête d’une épargne canalisée vers un réel développement de l’intérieur.
À Doundou, près de Dakar, la capitale
Première destination : la Mutuelle interbidonvilles de Doundou. Cette mutuelle d’épargne et de crédit située dans la proche banlieue de Dakar, a été démarrée en 1992 et reconnue institutionnellement en 1998. Son activité principale est l’épargne et le crédit. Le taux d’intérêt mensuel y est de 1,25%. Les montants prêtés peuvent aller de 12000FCFA à 12 millions de FCFA. Les emprunteurs sont des hommes (200), des femmes (300), des groupes de femmes (10) et des groupes d’hommes (2), sélectionnés selon des critères très sociaux c’est-à-dire le réseau des proches, ceux ou celles qu’on connaît bien. La mutuelle baigne dans un milieu agricole qu’elle soutient, notamment celui de la culture et de la transformation de fruits. Seul problème rencontré par la mutuelle : le prêt est rarement utilisé pour ce pourquoi il a été accordé. Comme elle fonctionne bien (avec notamment un taux de recouvrement de 94%), elle a décidé de soutenir le démarrage d’une consoeur, une mutuelle de santé (indispensable à la survie des familles en cas de grossesse précoce, de mortalité infantile…)., puis s’est lancée dans la formation à l’alphabétisation, à l’éducation et à la santé en collaboration avec la coopération belge. Mais la mutuelle, nous dit-on, n’inscrit pas sa démarche générale dans une relation partenariale avec les autorités locales, d’où une influence plutôt indirecte sur les politiques locales.
À Thiès, Touba et Diourbel
C’est l’UNACOIS/DEF qui gère les mutuelles de crédit de Thiès, Touba et Diourbel. L’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (UNACOIS) constituée à la fin des années 80 est une association de défense des commerçants. Précisons pour le lectorat québécois, il s’agit d’une association de commercants du secteur dit informel (notion utilisée par le Bureau international du travail depuis 1972) ou, plus justement dit, d’économie populaire (selon les ONG locales). Une « association professionnelle » en quelque sorte qui a des visées de participation au développement de l’économie sénégalaise et la promotion du commerce, de l’agriculture, de l’industrie et des services si on se fie à son président. Aujourd’hui, l’Unacois compte 100 000 membres dont 90 000 sur l’ensemble du territoire national et 10 000 à l’étranger, notamment en Europe et aux Etats-Unis. Fin des années 90, l’association vit une séparation qui fait naître UNACOIS/DEF (développement économique et financier). UNACOIS/DEF oriente alors l’essentiel de son intervention autour du développement de mutuelles d’épargne et de crédit.
À Thiès, ville située à 50 kilomètres à l’est de Dakar, la mutuelle compte près de 2000 membres, majoritairement des femmes. La mutuelle s’est développée très rapidement : en 2001, 740 prêts ont été accordés pour un montant global de 334 millions de francs CFA. Le taux de recouvrement y est de 89%. À Touba, deuxième ville du Sénégal, ville en plein centre du pays et peuplée de près un demi million d’habitants, 80% sont des commerçants. Mais Touba est une ville religieuse. Ici nous sommes chez les Mourides, une des trois principales confréries musulmanes du pays. Et en tant que ville religieuse, elle est sous autorité d’un marabout (chef religieux), un peu comme le Vatican est la ville religieuse des catholiques. Il a beaucoup d’autorité notamment sur l’aménagement du territoire de la ville : la distribution de l’eau par exemple est sous son contrôle de même que la propriété foncière de toute la ville qui ne relève que de lui seul. À Touba, la mutuelle d’épargne et de crédit est donc…sous surveillance. Créée en 2001, elle compte près de 600 sociétaires et emprunteurs, majoritairement des femmes, au taux mensuel de 2,25%. Principal obstacle rencontré : il y a plus de demande que d’offre, d’où un manque de fonds. Mais le président est fier de son constat : « les femmes sont plus indépendantes, n’ont plus besoin d’emprunter à leurs mari, cousin ou oncle » rapporte-t-il à la journaliste française, Joelle Palmieri, qui est du voyage. Diourbel, à 150 kilomètres de Dakar est une des villes des plus pauvres du Sénégal. Situé au cœur du bassin arachidier, à côté des tontines qui contribuent à assurer la survivance, on a aussi fondé une mutuelle d’épargne et de crédit mise sur pied en 2000. Bref, quatre villes, quatre mutuelles de crédit, toutes récentes (depuis 2, 3,4 ou 5 ans) et toutes démarrées sous l’impulsion d’un réseau national, l’Unacois/Def.
L’épargne nationale, une clé de développement
Dans ce séjour au Sénégal (classé 154e pays sur 176 en vertu de l’indice de développement humain de l’ONU en 2001), les mutuelles d’épargne et de crédit connaissent un essor sans précédent, en partie grâce au soutien de la coopération internationale, notamment de Développement international Desjardins (DID) et en partie grâce à une des principales confréries religieuses du pays, les Mourides. C’est une des clés du développement. Le déficit d’épargne socialisé caractérise en effet de très nombreux pays du Sud. En clair, un taux d’épargne élevé dans l’ensemble de la population, épargne évidemment inscrite dans des institutions financières appropriées, permet d’investir et de financer l’industrialisation d’un pays sans avoir recours aux seuls investissements étrangers. Elle permet aussi de soutenir des dépenses d’infrastructure (accès à l’eau potable, accès à l’électricité, système routier…). Elle permet d’éviter la dépendance chronique d’une dette étrangère tellement énorme qu’elle peut conduire à la paralysie d’un pays ou à une faible marge de manoeuvre. [1] L’épargne locale est donc un puissant facteur pour le démarrage ou la consolidation de PME et pour la transformation d’activités économiques de survie en entreprises disposant d’une capacité d’accumulation. Par ricochet elle est un facteur de stabilité politique.
Sénégal et Québec, même combat de la finance communautaire et solidaire !
Et quand le président de l’UNACOIS/DEF nous affirme que les 47 mutuelles d’épargne et de crédit récemment constitués dans différentes régions du pays veulent en arriver à créer une banque populaire nationale et favoriser ainsi l’industrialisation sénégalaise, je lui dis qu’il a raison. Car nous ne sommes pas loin de pouvoir faire une comparaison entre le Québec et le Sénégal, à deux périodes historiques différentes, de l’émergence d’entreprises collectives dans un contexte de sous-développement, et donc de dépendance. La situation sénégalaise actuelle, -en regard de la socialisation de l’épargne locale- n’est pas sans rappeler l’expérience québécoise du début du 20 e siècle et la constitution des caisses populaires Desjardins. L’histoire du mouvement coopératif québécois à partir des caisses populaires de même que celle de la commercialisation collective des produits de la terre des coopératives agricoles est né d’une double démarche : celle de la mobilisation du capital social existant, en occurrence les réseaux liés aux paroisses catholiques à l’échelle de tout le territoire ; puis celle du nationalisme économique des Canadiens-français (devenus des Québécois depuis) où se croise les efforts du capital issu de l’économie coopérative et celui de l’économie publique (Caisse de dépôt et de placement du Québec) pour assurer le développement de notre propre économie des années 60 à nos jours, cette dernière démarche nous conduisant au « modèle québécois de développement » où l’économie est plus mixte qu’ailleurs.
Pour en savoir plus
Diagne, Mountaga (2008). Décentralisation et participation politique en Afrique : le rôle des confréries religieuses dans la gouvernance locale au Sénégal. Cahier de l’ARUC-ISDC, Série recherches, no 18, 46 pages.
[1] Cas de l’Argentine avec sa dette étrangère de $160 milliards de dollars, cas du Brésil de Lula avec sa dette de $260 milliards de dollars américains.
Louis Favreau
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