Carnet de Louis Favreau
Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC)
PARU DANS LE JOURNAL LE DEVOIR DU 5 AVRIL 2004 DANS LA PAGE IDÉES

La loi 34. Initiatives locales et pouvoir publics : une cohabitation active compromise

lundi 5 avril 2004 par Louis Favreau

 [1]
Quel est l’avenir du développement local et régional avec la nouvelle conjoncture politique dans laquelle nous plonge le projet de « réingénérie de l’État » du gouvernement québécois ? Le débat avait cours depuis quelque temps déjà au Québec sur la question de la démocratie et du développement à partir des notions de gouvernance, de décentralisation, d’économie sociale et de développement local : d’un côté, la décentralisation avait été jusqu’à récemment au cœur du discours politique de tous les partis et du gouvernement, et de l’autre, plusieurs régions étaient en demande de contrôle de leur propre développement. Dans cette foulée, depuis 10 ou quinze ans, de nouveaux dispositifs de développement avaient vu le jour, ce qui a occasionné une réorganisation significative de l’univers de développement des régions et des collectivités locales. Parmi ces acteurs nouveaux, les CDC, les CDÉC, les CLD, les SOLIDES et les CDR figurent en tête de liste. Autrement dit, un nouveau partage des pouvoirs et un nouveau type de développement économique et social local avait émergé dans la reconstruction des territoires avec l’arrivée de ces organisations, publiques ou associatives, de développement local. Nous avons, dans un ouvrage récent, fait la démonstration que cette dynamique participait du renouvellement de ce qu’il est convenu d’appeler le « modèle québécois de développement » (Comeau et alii, 2001). [2]

Quatre grands constats de la période « pré-ingénérie »

Des différents études entreprises dont il est fait mention dans ce livre, il ressortait quatre grands constats : a) une nouvelle approche de développement local avait émergé et avait un nom, le développement local et une pratique qui avait fait ses preuves, le « développement économique communautaire ». Avec les CDC, les CDÉC, les CLD, les SOLIDES et autres dispositifs de même nature, il était devenu plus difficile de dissocier l’intervention de développement social de celle du développement économique comme on le faisait couramment pendant la période des Trente glorieuses (1945-1975) alors que le développement social était pris en charge par l’État providence et que le développement économique relevait principalement de l’initiative de l’entreprise privée. Nos recherches tendaient à démontrer, dans une certaine mesure, que cette nouvelle génération d’organisations et quelques institutions un peu plus anciennes (CRD, CDR) avait stimulé l’économie québécoise dans un sens qui tient davantage compte de l’intérêt général et donc du croisement des deux dimensions, sociale et économique, du développement. Le développement local passait donc un peu plus par la conjugaison du développement économique et du développement social c’est-à-dire par des objectifs de création et de maintien d’emplois, de formation de la main d’œuvre, de développement de nouveaux services de proximité… ; b) l’introduction d’une filière d’économie sociale dans le développement local et régional pendant les années 1990 a aussi permis d’accueillir la création de fonds de développement pour le soutien au démarrage de même que la consolidation et l’expansion d’entreprises collectives. C’étaient là des dispositifs de gestion de fonds et de soutien à des projets d’entreprises selon une logique relativement nouvelle misant sur la création d’emplois viables et de qualité et sur la consolidation du tissu socioéconomique des communautés (aménagement du territoire). Les CLD ou les SOLIDES sont des illustrations vivantes de ces organisations de développement local qui administrent des fonds qui ne sont pas consacrés uniquement à l’entreprise privée et qui offre en même temps un accompagnement de proximité ; c) une approche de développement local concertée et partenariale participait du renouvellement du « modèle québécois de développement ». Notre ouvrage tendait à démontrer un certain rapprochement entre les divers organismes et institutions qui œuvrent au développement local et régional. Il semblait qu’un nombre grandissant d’acteurs (et même de nouveaux acteurs économiques provenant d’organisations sociales) ont eu jusqu’à très récemment une volonté assez claire de travailler de concert, tant d’un point de vue financier que technique, autour d’enjeux et de projets liés à la relance de communautés locales et au développement des régions ; d) le renforcement des territoires comme leviers de développement par l’élaboration de planifications stratégiques régionales et locales concertées confirmait que de plus en plus d’acteurs privilégaient des logiques de développement transversales plutôt que des logiques par programmes ou par population cible. Le territoire était en passe de redevenir une base plus importante de mobilisation des divers acteurs avec l’arrivée de ces nouveaux dispositifs de développement local.

La « réingénérie » de l’État : une cohabitation active compromise

Mais cette cohabitation active entre les initiatives locales de développement et les pouvoirs publics est présentement compromise. Il faut s’interroger à nouveau sur la gouvernance démocratique de la société québécoise, et donc se demander qu’est devenu l’état des rapports de force entre les marchés, la société civile et l’État suite au projet de « réingénérie » de l’État libéral québécois ? Cette approche de développement local est encore très jeune. Elle a fait florès avec un gouvernement qui misait sur les institutions publiques, sur la concertation avec les organisations syndicales et le monde associatif en général (groupes de femmes, organisations communautaires…), sur les chercheurs dans le domaine et leurs réseaux… Autrement dit, un environnement politique facilitant. Mais aujourd’hui, avec le présent gouvernement, il est manifeste qu’on mise sur le privé d’abord et sur un refus quasi-viscéral de l’intervention de l’État et de la concertation entre partenaires (public, associatif, privé). Le rapport de forces pourrait être en voie de s’inverser. Cette approche a-t-elle des assises assez solides et durables pour faire face à l’opération de « réingénérie » que l’État québécois vient d’entreprendre sous la direction du gouvernement libéral ? Plusieurs projets de loi et mesures mis en route en matière de développement local et régional et en matière d’économie sociale questionnent très fortement le modèle renouvelé de développement que le Québec avait réalisé dans les 20 dernières années (faussement identifié d’ailleurs au modèle de la « Révolution tranquille » qui était très centralisateur). Tensions et rapport de force sont à nouveau à l’avant-scène des défis de démocratisation du développement de la société québécoise. Comme le disait si bien Gilles Roy, intervenant de longue date dans l’est du Québec (Le Devoir, 31/12/2003) :

La nouvelle gouvernance locale et régionale annoncée par le gouvernement actuel viendra-t-elle corriger les lacunes dans les acquis précieux du passé ou bousiller l’ensemble en paralysant les dynamismes locaux et régionaux ? C’est la question qui préoccupe les acteurs passés et présents du développement régional.

Cette question n’est-elle pas en partie répondue dans le projet de loi 34 devenu force de loi : le développement local et régional, façon libérale, repose maintenant principalement sur les seuls élus municipaux puisque dans les Conférences régionales d’élus (CRE), nouvelle structure qui remplace les CRD, la présence d’acteurs socioéconomiques autres que des élus est facultative et aléatoire. Reste donc à voir si les dispositifs mis en œuvre de même que les différentes organisations sociales (syndicats, groupes de femmes…) réussiront à exercer une présence significative (bien que limitée au tiers de la composition de l’instance en question). Reste aussi à examiner le type de participation qu’ils pourront exercer dans un cadre qui ne garantit plus vraiment leur légitimité et encore moins leur droit d’exister. Sans compter que les financements vont probablement fondre au soleil. En fait, la dynamique qui sous-tend les CRE relève d’une conception fort traditionnelle de la démocratie : celle qui considère que seuls les élus sont légitimes !? Comme si le vote une fois tous les quatre ans suffisait et que les acteurs autres oeuvraient sans mandats ni reddition de comptes. Sur la démocratie, et sur la manière de concevoir l’économie et son développement au niveau local et régional, il pourrait y avoir dans les prochaines années des reculs importants. À moins que…Dossier à suivre.

[1Ce texte écrit en 2004 n’a pas perdu de son actualité. On se référera aux travaux récents du chercheur J.-F.Simard de l’Université du Québec en Outaouais sur les CLD pour y voir plus clair sur l’évolution en cours de ces derniers après 10 ans : Simard, J.-F. et Y. Leclerc (2008), « Les CLD 1998-2008. Une gouvernance en mutation : entre participation citoyenne et imputabilité municipale », Revue canadienne de sciences régionales, XXXI, 3, p.615 à 634.

[2Comeau, Y., L. Favreau, B. Lévesque et M. Mendell (2001), Emploi, Économie sociale et développement local : les nouvelles filières. Ed. des Presses de l’Université du Québec, Québec.


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