Carnet de Louis Favreau
Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC)
Entrevue réalisée par Mélanie Chabot pour la revue Développement social

Le développement régional, entre rupture et continuité ?

Identités régionales, développement social et politiques publiques
jeudi 19 mars 2009 par Louis Favreau

Deux chercheurs analysent et commentent la situation actuelle du développement régional au Québec

Louis Favreau et Martin Robitaille sont tous deux sociologues et professeurs au Département de travail social et des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais, en plus d’être chercheurs actifs notamment à l’Alliance de recherche Université-Communauté Innovation sociale et développement des communautés.

Intéressés et engagés dans le développement régional et territorial depuis le début de leur carrière, ces professeurs-chercheurs ont accepté, à l’invitation de Développement social, de partager la lecture qu’ils font de l’actuel développement régional et territorial et de faire connaître leur vision des défis et enjeux que les localités, territoires et régions devront relever dans le contexte actuel.

Développement social : Le développement d’identités régionales en lien avec les forces d’un milieu (mouvements et institutions locales), à la lumière de vos travaux et ceux d’autres chercheurs dans ce domaine, où en sommes-nous rendus en 2009 ?

Louis Favreau : Le changement social des deux dernières décennies est notamment passé par la relance socioéconomique des régions dites ressources et par la revitalisation de quartiers en crise dans les milieux urbains. Aujourd’hui, il passe davantage par le mouvement de la consommation responsable et la perspective d’un développement local durable et solidaire : relance des économies locales pour répondre à la crise agro-alimentaire (produits locaux, produits du terroir, agriculture biologique), développement d’initiatives pour répondre à la crise énergétique (ressources énergétiques alternatives au pétrole telles les productions solaire et éolienne), nouvelles cibles d’intervention pour faire face aux enjeux climatiques (Équiterre et sa campagne des 12 gestes institutionnels en matière de transport écologique, d’efficacité énergétique, de commerce équitable…). En fait on constate de plus en plus que plusieurs politiques publiques sont en voie d’épuisement, déphasées ou dépassées par rapport à ces nouvelles questions. L’éolien au Québec est une histoire triste à mourir tant les communautés locales et les régions sont exclues du processus en cours. C’est aussi le cas de certains mouvements sociaux qui, dans la dernière décennie, se sont mobilisés presque exclusivement sur des objectifs de concertation et sur une offre accrue venue de l’État. Je m’explique en prenant l’exemple du secteur de la santé et des services sociaux.

Dans le secteur de la santé et des services sociaux, la réorganisation du réseau public autour des 95 centres de santé et de services sociaux s’accompagne de l’obligation de mettre en place des réseaux locaux de services articulés autour de projets cliniques. Définition et mise en œuvre de ces projets cliniques mobilisent tous les acteurs locaux concernés dont les organismes communautaires. Ces derniers ont généralement répondu positivement à cette opportunité d’influencer la planification et l’organisation des services sociosanitaires au plan local. Or, même si plusieurs des objectifs de l’opération se sont avérés d’un certain intérêt (« améliorer l’état de santé de la population locale, identifier et répondre aux besoins prioritaires des milieux locaux, mieux agir sur le prévenir… »), les projets cliniques et les réseaux locaux de services se déploient dans un environnement qui peut s’avérer lourd de conséquences et que Larivière (2007) nomme la nouvelle gestion publique. C’est que les ententes de gestion des CSSS avec le ministère et les Agences régionales sont assez bétonnées. Elles définissent de facto les priorités des CSSS et quantifient les résultats à obtenir dans des délais prescrits pour chaque programme-service. Or on commence à observer que les ententes de gestion constituent, à plusieurs endroits, une contrainte majeure et un carcan quant aux processus pouvant mener à une véritable concertation entre partenariats locaux. De plus, les programmes-cadre en provenance du ministère et de la santé publique sont plus que jamais définis dans les détails par des experts qui en imposent le contenu au nom de « vérités scientifiques ». Ils relèguent les intervenants et les organismes communautaires au rôle de simples exécutants au sein de programmes conçus par d’autres. Dans ce contexte, il y a moins jonction entre logique descendante et logique ascendante (Bourque, 2008) que de l’hyperconcertation pilotée par des dispositifs politico-administratifs. Au sein des instances de développement socioéconomique régional, les choses se déroulent d’une façon assez similaire, j’y reviendrai.

Autrement dit, cette vision partenariale, entre l’État et la société dite civile (vision qui cohabite avec d’autres qui sont plus influentes, la néolibérale du « tout au marché » et celle du « tout à l’État »), s’est montrée trop idéaliste dans son contenu et trop optimiste dans l’évaluation des retombées de ses pratiques. Certains mouvements sont en effet devenus de simples groupes d’intérêt et les pouvoirs publics ont fini par offrir des partenariats dans les marges en se cantonnant pour l’essentiel à la seule consultation politico-administrative. Voir à ce propos la conclusion de mon livre sur les entreprises collectives (Favreau, 2008 : 227-234).

Comme certains groupes ont su passer de la contestation à la concertation, aujourd’hui il faut peut-être savoir passer de la concertation à la contestation notamment quant on pense à la déperdition de plusieurs groupes dans leur présence et leur influence au sein d’instances comme les CRE ou les Agences… Et comme le disent de plus en plus certains chercheurs (voir État du Québec 2009 : Jetté, Fontan, Ouellet…) l’intégration de la contestation des groupes s’est faite par une structure publique très prégnante, qui prédomine avec force. En d’autres termes, l’identité locale et régionale est en partie devenue un « mythe » parce qu’elle échappe désormais en bonne partie aux territoires vécus en correspondant davantage au découpage politico-administratif du gouvernement. Les CLSC, par les fusions hospitalo-centristes opérées dans les dernières années, ont perdu cette capacité de répondre aux communautés vécues. Trois-Rivières ou Saint-Michel à Montréal constituent d’heureuses exceptions. Ce qui fait problème, c’est la capacité de reproduction de ces expériences.

Martin Robitaille : Cette question est fort intéressante, car depuis de nombreuses années on ne cesse de parler d’identité dans les régions du Québec. Or cette préoccupation sur la question des identités n’est pas étrangère au fait que depuis des années des changements importants dans la gestion du développement régional et local ont fait naître des attentes et des espoirs au sein des collectivités locales et, dans une certaine mesure, ont influencé les capacités de développement de ces collectivités. La confiance dans la capacité d’agir sur le développement est bel et bien présente dans les régions du Québec. Seulement, il y manque un ingrédient essentiel : la légitimité. Qui sommes-nous pour affirmer nos droits face à une mondialisation qui s’apparente à un bulldozer ? Qui est derrière nous pour les revendiquer face à un État qui n’en mène pas large ? C’est à mon avis la raison qui pousse les régions à se questionner sur leur identité.

Le problème est que l’identité, comprise par les territoires, est davantage perçue comme étant une finalité plutôt qu’un processus en constante évolution. Essentiellement, cela signifie que pour les territoires, la question d’une l’identité régionale forte représente davantage une solution à un problème qu’un mouvement à initier et à alimenter en permanence. Il faut donc comprendre que ce sont dans les rapports interpersonnels et intergroupes que se forge l’identité des acteurs. Ainsi, au niveau des régions, c’est la confrontation à d’autres régions et à d’autres groupes que se construisent les identités selon des modalités multiples. L’identité régionale est en quelque sorte l’image que les individus et les groupes d’une région façonnent dans leurs rapports avec d’autres régions. L’identité régionale n’est pas la panacée, mais elle est un aspect important du développement régional (Bassand, 1990). Cependant, il faut accepter le fait que l’identité est plurielle. Elle peut être positive, négative, offensive, défensive, etc. Certes, l’identité régionale et locale repose sur le vécu, l’histoire, le patrimoine, mais ce n’est pas assez. Elle doit aussi être projective soit reposer sur un projet collectif qui se répercute dans le temps. Là se pose le grand défi des régions et des acteurs dirigeants (élus, société civile, entreprises, etc.) : être en mesure de générer un projet mobilisateur !

Chose certaine les élus et les intervenants régionaux, ne peuvent plus vraiment compter sur des politiques publiques pour leur venir en aide. Effectivement, à l’instar de mon collègue, je considère que la plupart des politiques publiques actuelles, sont trop souvent déphasées parfois même autoritaires et ne répondent que partiellement aux besoins des collectivités locales. Cependant, je ne partage pas l’idée que l’identité régionale soit en passe de devenir un mythe. Pour ma part, comme l’identité régionale est un processus il est important de considérer que les acteurs locaux ont une influence importante sur sa construction. Il est vrai que les régions au Québec sont davantage considérées comme étant une représentation administrative. Cependant, il ne faut pas considérer l’identité comme étant liée à une région administrative, car elle est plutôt associée à un territoire vécu, source d’un sentiment d’appartenance plus fort qui se décompose en plusieurs niveaux allant du quartier en passant par la ville à un territoire vécu plus large, relativement floue, jusqu’à une représentation administrative reconnue par tous. L’intérêt d’une représentation façonnée par un territoire vécu tient au fait qu’elle fait fi des représentations administratives traditionnelles et souvent verticales, pour faire place à des représentations horizontales qui permettent de créer des passerelles entre les cloisonnements sectoriels imposés par l’État.

Développement social : Y a-t-il une relation entre ce diagnostic et le changement observé, chez un certain nombre de chercheurs, dans la manière de caractériser le développement des régions : « développement des territoires » plutôt que développement régional, « développement durable et solidaire » plutôt que développement local concerté ?

Louis Favreau : Pas pour tous, mais pour moi, oui ! À mon avis, surtout depuis l’arrivée des Libéraux au pouvoir en 2003, on recule à maints endroits. Près de quinze années de pratiques (1990-2003) se sont distinguées de la période précédente par une approche multipartenariale, territorialisée, combinant "l’« économique » et le « social », et par des interventions orientées vers la multiactivité (Comeau et coll. 2001). Mais, depuis 5 ou 6 ans, la dimension multipartenariale a affiché ses limites comme je l’avais anticipé à partir d’une brève analyse de la loi 34 (Favreau 2004) : partenariats qui s’annulent, monopolisation des instances de développement local et régional par des groupes d’intérêt qui investissent ces nouveaux lieux pour avoir accès à de nouvelles ressources publiques, groupes d’intérêts qui génèrent parfois de véritables « fiefs locaux et régionaux », comme l’affirme le politologue Dufresne (2006).

Simard/Leclerc (2008) parle même de la création d’une « nouvelle fonction publique supramunicipale » que sont devenus, en partie du moins, les CLD qui ont été davantage municipalisés une fois sortis de la période émergente (1998-2003). La loi 34, votée dès le début du régime Charest, a fait ses ravages. Dufresne de son côté n’hésite d’ailleurs pas à parler aujourd’hui d’une construction régionale du sommet vers la base (top-down). La quête d’un espace citoyen régional s’est transformée en « un espace naturel des corporatismes, où de nombreux groupes d’intérêts agissent sur des politiques et des budgets publics sans être redevables aux citoyens » (Dufresne, 2006 : 208). Évidemment ici la prétendue non-redevabilité des groupes selon les élus est discutable. Ce n’est pas l’essentiel de son propos. Bref, il est à prévoir qu’un nouveau débat soit en voie de prendre place au sein de différentes organisations de la société dite civile entre ceux qui croient qu’investir l’État par ces dispositifs renouvelle celui-ci et ceux qui croient plutôt qu’il s’agit d’une fausse « démocratie de participation ». Si ces institutions se sont coupées des territoires vécus comme le disent si bien Jacques Caillouette et son équipe dans ses recherches estriennes, il constate aussi que même certaines organisations communautaires ou d’économie sociale ont fait de même.

Martin Robitaille : Sur cette question, je dois admettre que mon collègue a en partie raison car les avancées importantes touchant la mobilisation entre partenaires sur les territoires ont été très ralenties par les changements dans les règles de gouvernance imposée en 2003. J’ai quand même le goût de me faire l’avocat du diable parce que je vois dans les changements certains éléments positifs qui doivent être considérés. De fait, on a longtemps eu tendance à opposer démocratie participative à la démocratie représentative dans le développement local et régional. Or, je crois qu’il est temps de faire travailler ensemble ces deux types de démocratie. D’ailleurs, s’il existe un espace de proximité où ses formes d’expression de la démocratie peuvent évoluer ensemble, c’est bien au niveau local et même territorial. Certes, le danger de créer des fiefs locaux et régionaux d’élus détachés de leurs bases existe réellement. Là-dessus, la mobilisation de la société civile demeure importante pour contrer ces débordements. Le pari est important car les élus doivent trouver leur légitimité non seulement dans le résultat des scrutins locaux, mais aussi leur capacité à faire participer la société civile pour appuyer les revendications locales et régionales. J’ai le sentiment que depuis quelques années, dans plusieurs régions du Québec, on apprivoise ces formes démocratiques. Apprivoisement qui ne se fait pas sans heurts, mais qui somme toute, permet la mise en place de projets territoriaux innovants et surtout mobilisateurs pour la collectivité. Rappelons-nous qu’une identité régionale ou territoriale forte ne peut se dégager qu’à partir d’un projet territorial fort et rassembleur. Le défi des élus locaux est maintenant de démontrer qu’ils peuvent être ces leaders qui rassemblent la population autour d’une vision commune de leur MRC et de leur région.

Développement social : est-ce à dire que la période du « développement local et régional concerté » est en voie d’épuisement ?

Louis Favreau : Pendant près de 15 ans (1990-2003), l’approche de développement local et régional concerté a fait florès et a été de plus en plus reconnue par les pouvoirs publics. C’est que les contestataires de la génération antérieure avaient été invités à deux choses : d’abord à siéger à des tables de concertation ; puis, ils ont été conviés à se professionnaliser. Finalement, ils se sont convaincus d’obtenir par là un peu plus d’influence sur les politiques à mettre en œuvre.

Prenons un autre secteur que la santé, celui la création d’emplois locaux, de l’insertion socioprofessionnelle et le développement socioéconomique régional. Les réponses combinées de l’acteur public, de l’acteur privé et de l’acteur associatif (coopératives, syndicats, groupes de femmes et de jeunes, organisations communautaires), pour faire face notamment aux défis de l’emploi dans nombre de communautés, a constitué une stratégie relativement importante dans la foulée du Sommet de l’économie et de l’emploi de 1996 (Favreau 1998). Plusieurs travaux de recherche en sciences sociales ont alors émergé pour invalider la thèse traditionnelle du développement économique et social sensé dépendre quasi exclusivement, soit des politiques macro-économiques de l’État, soit de l’internationalisation dérégulée des marchés. Entre ces deux registres de développement du « tout à l’État » ou du « tout au marché », s’est imposé progressivement un autre registre, celui du développement local et régional concerté, dans un contexte où le « social » et l’« économique » ont été de moins en moins séparés.

Mais le développement local concerté n’introduit pas nécessairement un véritable changement social ! Cette approche peut marcher partout. Mais est-ce une alternative à la mondialisation néolibérale ? C’est là une autre histoire ! Oui, dès lors qu’on refuse aux multinationales et aux pouvoirs publics centraux de contrôler tout le développement au plan local et régional. Non, lorsqu’une certaine usure s’installe au sein des filières de cohabitation active entre les organisations locales et les pouvoirs publics : perte d’autonomie de certains groupes, hyper concertation, professionnalisation des organisations qui occupent tout l’espace au détriment de la vie associative, lutte des places pour leur reconnaissance dans les dispositifs initiés par les pouvoirs publics…Pendant ce temps des espaces continuent de se créer pour les multinationales comme WalMart sans que personne ne dise rien ou presque. Donc ce n’est donc pas très alternatif à ce moment-là. Mais on ne peut pas non plus se passer de cette approche ! À la condition de ne pas perdre de vue l’objectif d’une certaine justice économique et sociale. Et de ce côté-là, les partenariats endorment souvent cette préoccupation au bénéfice d’autres considérations (positionnement de chaque organisation, perte anticipée de financement de certaines activités, etc.). Voilà pourquoi on parle aujourd’hui de développement des territoires et de développement local durable et solidaire. Je m’explique davantage.

Les régions du Québec sont soumises à des influences dont les origines dépassent le Québec. Mondialisation oblige ! Ainsi, on assiste à des délocalisations d’activités économiques dans des secteurs où l’on s’était cru en tête de file, comme l’industrie forestière (le Chili entre autres nous devance dans ce secteur). De nombreuses communautés se retrouvent alors en mal de développement. Et lorsqu’on y ajoute le smog envahissant, la marchandisation de la santé, la nouvelle pauvreté résultant du surendettement des ménages, la perte de souveraineté alimentaire, l’échec de la sécurité alimentaire, etc., ce n’est rien pour rassurer les régions.

Cependant, simultanément, des communautés et régions connaissent une nouvelle dynamique de localisation et de territorialisation autour du transfert d’activités agricoles (agriculture biologique), les énergies renouvelables, l’achat local, des coopératives de services multiactivités, des coopératives de santé, une gestion intégrée des forêts, etc. Ces nouvelles initiatives cherchent à donner aux communautés des outils pour transiger avec les conséquences de la mondialisation. Ainsi, le mouvement Villes et villages en santé (à l’instigation de l’OMS) pénètre des quartiers urbains en crise comme Saint-Michel à Montréal, ou des régions du Québec comme l’Abitibi. Le développement durable des Agendas 21 issus du Sommet de la terre de Kyoto influence depuis peu des municipalités. Des rencontres internationales auxquelles participent des mouvements sociaux du Québec avec des délégations nombreuses et souvent consistantes. Peut-être assistons-nous peu à peu à l’émergence d’un nouveau mouvement citoyen à la fois local et international qui mise sur l’empowerment des communautés locales et la démocratie de proximité pour renouveler l’État social ? Et dans ces dynamiques comme dans celles du mouvement de la consommation responsable qui cherche à répondre à la crise agroalimentaire par des produits locaux, des produits du terroir, une agriculture biologique et au service de la communauté et à la crise énergétique par des ressources alternatives au pétrole telles les productions solaire et éolienne, on y retrouve l’expression d’un développement local durable et solidaire.

L’évolution de la théorie (celle qui passe du développement régional au développement territorial pour faire court !) accompagne en quelque sorte ces processus. Autrement dit, on y fait l’analyse critique des pratiques antérieures et de leur épuisement, on observe l’émergent et peut-être la reprise d’un mouvement d’affirmation régionale autonome qui ne veut pas laisser aux Wal-Mart, Rio Tinto, Bowater, Skypower de ce monde le contrôle des ressources que les communautés et régions possèdent.

Martin Robitaille : Pour ma part, je crois aussi que le développement local et régional peut se renouveler. Heureusement, il se redéfinit constamment et souvent en fonction de changements et de crises qui nécessitent une approche différente et adaptée aux besoins spécifiques du milieu ou du secteur économique. La crise forestière en est un bon cas d’espèce, car qui aurait pu prévoir un tel changement dans les approches de gestion de la forêt au Québec ? Nous avons là un bel exemple de la capacité des milieux à réagir et à proposer des alternatives de gouvernance pour résoudre une crise locale et régionale qui a des ramifications nationales et internationales. De fait, se vit présentement une importante crise du modèle industriel de la gestion forestière, qui a été provoquée par des politiques publiques de développement peu adaptées aux territoires, une crise économique profonde et une mondialisation débridée. Or, il semble émerger dans les régions du Québec un nouveau modèle, axé sur la mise en place des mécanismes locaux qui donnent une plus grande place à l’expression des dynamismes territoriaux particuliers qui touche non seulement les acteurs locaux, mais aussi les représentations territoriales qu’ils se font de la forêt (Chiasson et coll., 2006).

Est-ce à dire qu’il faut toujours une bonne crise économique pour que la concertation se fasse en région ? Comme le disait un agent de développement rencontré récemment : « non, mais çà aide à faire en sorte que les intervenants sociaux et économiques se parlent et réussissent à faire avancer les projets dans notre MRC ». Dans les faits, on déplore souvent l’incapacité d’être proactif face à des changements auxquels doivent faire face les régions et qui peuvent être, en partie, anticipés. Voilà un autre défi à relever pour les régions du Québec, leur capacité d’anticiper, de faire de la prospective, d’avoir une vision commune de leur développement. Il s’agit d’une tâche incontournable dans une perspective où il existe une volonté de développer une identité régionale forte et offensive.

Sur ce point, je conclurais sur ce qui m’apparaît au cœur de la capacité des régions à se concerter et l’un des outils importants mis à leur disposition pour réaliser ce dernier défi : les agents de développement. Ils représentent l’assise des fonctions et compétences essentielles au développement des territoires. Ces agents détiennent les qualifications et l’expertise technique qui permettent de gérer les outils de développement (Robitaille, 2007). Ils peuvent analyser le territoire, soit produire des connaissances, d’en dégager les opportunités et de proposer de nouvelles perspectives. La concertation est possible parce qu’ils animent le territoire en créant les conditions favorables à la participation citoyenne. Enfin, ils accompagnent le milieu, en donnant les informations et les aides propices tout en soutenant la prise de décision et l’action de la communauté. Que demander de plus pour soutenir le développement local et régional durablement !

Louis Favreau : Sur ce point, je ne vais pas contredire Martin qui a magnifiquement démontré dans ses travaux la professionnalisation du développement local au Québec et la transformation des métiers qui lui sont rattachés dans les deux dernières décennies. Là-dessus il y un net progrès. J’ajouterais que les universités en région y sont d’ailleurs pour quelque chose. Je dirai cependant ceci : il faut demander plus ou plutôt mieux aux organisations de la « société civile » engagées dans le développement local et régional, demander de repenser le chaînon manquant de leur vie associative : la tendance à l’institutionnalisation du développement des communautés par l’État a eu, dans les deux dernières décennies, des effets importants sur la vie associative de plusieurs organisations, celui d’accélérer leur professionnalisation, mais simultanément de faire de celle-ci un impensé politique. Je m’explique.

La professionnalisation est souvent présentée comme inéluctable. Ce dont on se rend moins compte c’est qu’avec un certain type de professionnalisation, la réflexion critique et politique est devenue plus ou moins une perte de temps au profit de l’« échange sur les expériences » à priori considérées comme des innovations. On en est venu alors à privilégier une action visant une efficacité à court terme, une visibilité devenue indispensable et un crédit politique potentiel à obtenir sur le marché des « causes sociales ». Ce type d’action a alors favorisé l’obtention surtout de postes de compétence d’ordre administratif (gestion, communication…), réguliers et permanents si possible, au détriment des compétences en sciences sociales et surtout de l’action qui donne du sens. Les motivations de changement social se sont alors passablement diluées par soumission à ces contraintes. Cas patent de certaines organisations communautaires et de certaines entreprises d’économie sociale. La professionnalisation dans ces organisations est-elle un progrès, un gain, une avancée ? Oui si elle est explicitement pensée et balisée par des règles démocratiques nouvelles, ce qui n’est pas souvent le cas. En fait, il y a absence de réflexion sur la professionnalisation dans les organisations et la professionnalisation des organisations. Car il s’agit bien de deux choses différentes : la première concerne l’incorporation des compétences sectorielles nécessaires, la seconde a trait aux organisations qui se font « bouffer » dans leur fonctionnement démocratique quotidien par des professionnels qui en viennent à exercer l’essentiel de la décision politique et à remplacer les militants et les dirigeants. Le déficit démocratique de la « gouvernance » associative est là c’est-à-dire la présence d’acteurs non-élus dans l’arène publique qui exercent des fonctions de représentation de l’organisation. Souvent l’engagement social initial ne disparaît pas mais il change alors de sens et de cible. Défi majeur à mon avis !

Pour en savoir plus :

Bassand, M. (1990). Culture et régions d’Europe, Presses polytechniques universitaires romanes, Lausanne.

Bourque, D. (2008). Concertation et partenariat, entre levier et piège du développement des communautés. Collection Initiatives, PUQ, Quebec.

Chiasson G., C. Andrew, J. Perron (2006). « Développement territorial et forêts : la création de nouveaux territoires forestiers en Abitibi et en Outaouais », Recherches sociographiques, Vol. 47, no 3, p. 555-572.

Dufresne, G. (2006). « La quête de la région : le cas du Québec ». Dans J.-L. Klein et C. Tardif, Entre réseaux et systèmes, les nouveaux espaces régionaux, GRIDEQ-CRDT-CRISES, UQAR, Rimouski, p.197-210.

Favreau, L. (1998) « Québec : l’insertion conjuguée avec le développement économique communautaire », dans l’ouvrage de Defourny, Favreau et Laville, Insertion et nouvelle économie sociale, un bilan international, Paris, Desclée de Brouwer, p. 159-182.

Favreau, L. (2004), « Loi 34 : initiatives locales et pouvoirs publics : une cohabitation active compromise », journal Le Devoir, 5 avril 2004, page Idées.

Favreau, L. (2008), Entreprises collectives, les enjeux sociopolitiques de la coopération et de l’économie sociale, PUQ, Québec.

Larivière, C. (2007). « Les transformations des structures par la nouvelle gestion publique » dans E. Baillergeau et C.Bellot Les transformations de l’intervention sociale, PUQ, p.53 à 68

Robitaille, M. (2007), Les métiers du développement local et régional au Québec : l’émergence de nouvelles compétences, Cahier du CRDT, numéro 9, 31 p.

Simard, J.-F. et Y. Leclerc (2008), « Les CLD 1998-2008. Une gouvernance en mutation : entre participation citoyenne et imputabilité municipale », Revue canadienne de sciences régionales, XXXI, 3, p.615 à 634.


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