
La nouvelle donne de la coopération Nord-Sud : la montée en puissance de la philanthropie
C’est dans le cadre de l’université d’été du Groupe d’économie solidaire du Québec (GESQ) en mai 2008 au Saguenay que la question de la philanthropie internationale a été soulevée suite à l’exposé de Camille Laforge, président aux finances des caisses populaires du Québec qui venait nous parler du travail international de Développement international Desjardins (DID). Quelques mois auparavant, DID venait de faire un coup de maître en allant chercher plus de $9 millions à la Fondation américaine Gates-Buffet pour son travail dans les pays du Sud tout particulièrement en Afrique. Pour la première fois je pense, la philanthropie venait de frapper aux portes de la coopération internationale québécoise. Ici, il faut également dire que le message de l’ACDI aux OCI, depuis un certain temps, est d’aller voir ailleurs, d’aller du côté du « privé », de ne pas s’appuyer uniquement sur du financement public. Quelle analyse politique pouvant nous faire de cette nouvelle donne ?
Au Québec, les milieux progressistes pensent généralement que la question de la redistribution de la richesse est avant tout un problème sociopolitique, bref une « affaire d’État » et de service d’intérêt général. La « Révolution tranquille » des années 1960 a fait la démonstration dix fois plutôt qu’une de la valeur de cette position : l’universalisation des études secondaires, le développement des études supérieures par la création d’un système collégial unique et d’une université publique constituée en réseau (l’Université du Québec), la nationalisation de l’hydro-électricité et l’étatisation des services de santé et de services sociaux en sont les exemples les plus frappants. Et à l’international, on considère que, même avec tous leurs défauts, les différentes institutions de l’ONU ont le mérite d’exister et de faire des choses utiles pour la gouvernance mondiale, même si l’ONU s’est avérée impuissante dans plusieurs conflits. Mais la montée en puissance de la philanthropie internationale vient de changer la donne.
Origine et puissance de la philanthropie internationale
Aujourd’hui, la mondialisation néolibérale est faite tout à la fois d’un secteur du patronat qui roule dans le capitalisme sauvage, et d’un secteur plus libéral dont certaines composantes s’engagent dans des activités dites philanthropiques en créant des fondations. Cette philanthropie n’est pas nouvelle. Elle a pris son élan dans le cadre des économies industrialisées du début du 20e siècle avec les Rockfeller, Carnegie et Ford. Mais elle a changé de visage au point qu’elle pourrait bouleverser l’équilibre international de l’aide au développement, comme le disent des chercheurs dans le domaine (Armony, 2007 et Guilhot, 2006). Notamment par leurs interventions dans les secteurs de la santé, de l’agriculture ou de l’environnement, secteurs à risque où il faudrait une coordination internationale plutôt que des initiatives privées. Les sommes engagées par ces fondations sont colossales d’après les études faites par l’Association française d’économie financière (AEF, 2007). Les noms qui lui sont rattachés sont notamment Bill Gates et Warren Buffet. Gates a créé une fondation dans laquelle il a placé $31 milliards complétés en 2007 par W.Buffet avec $37 milliards. La Fondation Gates dispose donc de $68 milliards. Pour la seule année 2007, les intérêts annuels de ce capital s’élèvaient à $2,8 milliards déboursés pour des projets d’aide au développement. Fait à noter : cette somme est plus élevée que les $2 milliards annuels dont dispose depuis l’an 2000 la Corporation du défi du Millénaire piloté par l’ONU.
Que peut-on retirer cette philanthropie et qui le peut ?
D’un côté, on peut affirmer qu’une partie des soutiens de ce type de fondation contribue au développement. Mais des études ciblées de la question restent à faire. À première vue c’est le cas par exemple du soutien au renforcement de coopératives financières dans des pays du Sud par Développement international Desjardins (DID) qui a obtenu le financement d’un programme en ce sens avec la dite Fondation Gates. On peut aussi penser à la recherche d’un vaccin contre le Sida, rêve le plus cher de la Fondation semble-t-il.
Grâce à un financement de 9,1 millions de la Fondation Bill et Melinda Gates au cours des trois prochaines années, Développement international Desjardins (DID) travaillera à accroître l’interconnectivité de près de 250 coopératives financières dans cinq pays en développement, soit Haïti, le Vietnam, le Burkina Faso, le Mali et le Togo.
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De quelques ambiguïtés de la chose
Dans ce cas-ci, Développement international Desjardins (DID) est une ONG indépendante de fortune qui pourrait se passer de la Fondation Gates n’importe quand en même temps que DID a une expertise incomparable pour faire ce type de boulot qu’il fait dans des pays du Sud depuis 1970 comme par exemple au Burkina-Faso. D’un autre côté cependant, la plupart des ONG qui s’adressent à ce type de fondation n’ont ni une indépendance ni une expertise comparable. Ils vont alors plutôt s’inscrire dans la mouvance directe des politiques que ces fondations ont établi avec le risque de modifier le sens et la direction de leur travail. Voici comment çà se passe !
C’est que dans la plupart des projets d’importantes ambiguïtés sont présentes. En premier lieu, ce qui caractérise ce type de fondation a généralement un nom car il s’agit de l’importation du modèle de l’entreprise privée dans le champ du social c’est-à-dire la greffe dans le traitement des questions sociales de certaines valeurs telles l’importance de l’« individu et de ses initiatives », l’« efficacité tangible » et, bien sûr, un zeste de méfiance envers le service public ou d’intérêt collectif…Il y a plus : ce sont les fondations qui déterminent certaines priorités dans chacun des grands secteurs concernés compte tenu des sommes investies. La question devient alors : qui de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la Fondation Bill Gates est le plus déterminant dans le secteur de la santé au plan international ? Par ailleurs, l’introduction d’un certain vocabulaire qui mobilise des catégories issues du monde de la finance et de l’actionnariat viennent s’introduire dans un univers qui relève pourtant du service d’intérêt général. On parlera alors du « taux de retour social sur investissement », de « portefeuille d’investissements philanthropiques »… Bref, à l’horizon, une valorisation d’institutions de marché et l’érosion lente des institutions publiques dans les pays du Sud comme l’affirme le sociologue Guilhot (2006) dans l’entrevue sur la philanthropie qu’il accordait à la revue Sciences humaines.
En d’autres termes, la première critique a trait au fait qu’une poignée d’individus issus du milieu des affaires puissent s’arroger la liberté de choisir les projets jugés les plus pertinents parmi les milliers de projets d’organisations qui leur sont présentés et qui sont d’ailleurs placées en concurrence pour se faire. En fait ce type de fondation remplace purement et simplement l’État ou un groupe d’États ou une instance de l’ONU comme l’Organisation mondiale de la santé. Certes, certains peuvent répliquer : « oui mais l’initiative d’individus éclairés ne vaut-elle pas autant sinon plus que des services bureaucratiques d’un État ou d’une institution internationale généralement lents à bouger » ?
Le critère ici évoqué en raccourci est « peu importe, pourvu que çà marche !! » Or le problème majeur, c’est l’énorme concentration de décisions de caractère social entre les mains de quelques individus qui ne sont redevables qu’à eux-mêmes, ce qui n’est pas le cas des décisions d’un État démocratique. Sans compter que ce type de fondation, à la hauteur où leurs fonds en sont rendus, déploie une batterie d’experts pour déterminer les meilleurs projets. Le meilleur n’est alors pas certain car elles deviennent à leur tour des bureaucraties. La question devient alors –c’est la façon dont on se pose la question en Europe- de savoir comment l’aide privée au développement peut venir compléter l’action publique et non l’inverse (AEF, 2007). La cohabitation active de l’action publique (l’État ou des institutions interantionales), privée (des fondations) et associative (des OCI) pourrait être une porte de sortie de cette aide qui s’avère en dernière analyse sans contrôle démocratique. Souhaitable ! Sans doute. Possible ! Cela reste à voir
Le financement de la solidarité internationale : un enjeu politique
Avec tout çà sur l’avant-scène, on se rend compte que le développement de la solidarité internationale, au-delà des causes sociales invoquées, nécessite le recours à des financements, qu’ils soient publics ou privés. Il pose aussi l’exigence de travailler avec des fonds propres, ce qui s’avère, aujourd’hui plus qu’hier, extrêmement difficile. Travailler sur fonds propres est et demeure un impératif majeur pour garantir l’autonomie de décision et d’action des organisations (ONG) et des mouvements. La question financière est une question politique : le financement public devient de plus en plus contraignant dans le contexte de la Déclaration de Paris et de celle d’Accra et celui des fondations privées très aléatoire. Les organisations de solidarité internationale sont donc « condamnées » à innover, c’est-à-dire à rechercher de nouvelles sources de revenu pour leur coopération de proximité dans l’immédiat tout en cherchant à assurer aussi une action dans la durée de leurs projets. Encore là, la mobilisation par les OCI de dons au sein des populations et auprès d’organisations sociales de toute sorte demeure une clé pour maintenir le cap…de la solidarité internationale.
Pour en savoir plus
Sur la philanthropie internationale
AEF (2007), Rapport moral sur l’argent dans le monde, Édition de l’Association d’économie financière (AEF)) en partenariat avec la caisse des dépôts et consignations (CDC), 13e édition, Paris.
Armony, V. (2007), « Les nouveaux philanthropes : une certaine idée de l’aide » dans Badie et Tolotti l’État du monde, 2008, la Découverte/Boréal, p. 94 à 97.
Guilhot, N. (2006), « De sulfureux philanthropes ». Entrevue de Xavier de la Vega avec le sociologue N. Guilhot, Revue des sciences humaines (grands dossiers, numéro 2), mars-avril-mai, Paris, p. 53 à 55.
Sur une vue d’ensemble des nouveaux habits de la solidarité internationale
Favreau, L., L. Fréchette et R. Lachapelle (2008), Coopération Nord-Sud et développement : le défi de la réciprocité, Presses de l’Université du Québec, Québec.
Louis Favreau
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