Carnet de Louis Favreau
Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC)

Coopératives, action communautaire autonome et économie sociale : la dernière décennie confirme des dynamiques distinctes

jeudi 5 janvier 2012 par Louis Favreau

C’est pendant la conférence internationale organisée par le mouvement coopératif (sous la coordination du CQCM) en 2010 que j’ai été interpelé par un dirigeant de la CDEC de Québec qui me demandait pourquoi je n’utilisais pas dans ma présentation l’expression « entreprises d’économie sociale » pour parler des coopératives. L’année précédente, le réseau des organisations communautaires de la région métropolitaine (le RIOCM en collaboration avec la Fédération des OSBL d’habitation de Montréal) m’avait invité à parler de l’avenir du « communautaire ». D’autres panelistes de ce colloque s’attendaient à ce que je parle d’économie sociale comme voie d’avenir du « communautaire ». Ce ne fut pas le cas ! Le « communautaire » a son propre avenir tout comme le mouvement coopératif a le sien. De plus la question est revenue dans l’actualité car un débat a cours au sein de l’Institut de la statistique du Québec à ce propos pour savoir comment mesurer l’« économie sociale » dans l’économie du Québec ? Sans compter la consultation gouvernementale qui entoure le droit associatif relancée l’automne dernier mais qui tourne en rond depuis 2004. Trois dynamiques distinctes, une commune appartenance à un « tiers secteur ». Sans doute mais l’appartenance à un « mouvement social » est demeurée quasi-absente de cette discussion. Présentation de quelques repères pour en mesurer la portée actuelle après 10 ans.

Un peu d’histoire

Suite au Sommet du gouvernement sur l’économie et l’emploi (1996) et avec l’arrivée du Chantier de l’économie sociale (1999), le mouvement communautaire, contrairement à l’idée reçue du caractère fédérateur de l’économie sociale, s’organise alors en deux grands embranchements fort distincts : une composante d’« économie sociale associative » en émergence (entreprises dites d’économie sociale) avec le Chantier et une composante d’« organismes communautaires autonomes » avec le Comité aviseur de l’Action communautaire autonome [1]. Premier constat de cette période : la très grande majorité des organismes communautaires ne s’identifient pas et vont même refuser de développer une identité liée à l’économie sociale. Le Comité aviseur va plutôt revendiquer (on est en mars 2000) « la reconnaissance de la spécificité de l’action communautaire autonome et un financement adéquat des organismes en appui à leur mission globale » (Sotomayor et Lacombe, 2006 : 65-66). Le Comité aviseur gagnera son point de telle sorte que la politique issue de la consultation gouvernementale, pilotée par Gérald Larose (professeur invité en travail social à l’UQAM), qui sortira en novembre de la même année, en portera la marque :

Ainsi à la demande des différentes organisations de la société civile, le gouvernement en est venu à convenir de la spécificité des organismes communautaires autonomes, de celle des entreprises d’économie sociale et, enfin, de celle des coopératives. (Document de consultation sur l’action communautaire, Québec, 2001 : 14).

À partir de ce moment-là, une frontière relativement étanche s’est établie entre les organismes communautaires autonomes et les entreprises d’économie sociale en matière de financement public. Par exemple, le financement public du programme SOC (soutien aux organismes communautaires) du ministère de la Santé et des Services sociaux ne permettra pas de financer des « entreprises d’économie sociale » (des services d’aide domestique par exemple). Mais notons surtout que depuis ce temps la présence économique et sociale reconnue des organismes communautaires a cru assez fortement. En effet quelques années plus tard une étude confirme que ce secteur a franchi la barre des quelques 8000 organisations communautaires reconnues et disposant d’un financement public au sein desquelles on emploie 42,000 personnes à temps plein ou à temps partiel (Aubry et alii, 2005).

L’économie sociale, concept fédérateur : questionnée et questionnable à plus d’un titre

Pourquoi ces organisations refusent-elles l’identité de l’économie sociale ? Une première raison renvoie à la nature de ces organisations : les organisations de défense et de promotion de droits sociaux sont des associations dont la logique première est la mobilisation pour la justice sociale et la reconnaissance de droits pour des segments de la population victimes d’exploitation, de discriminations ou d’exclusions diverses. Exemples-type : des organisations de représentation des chômeurs, des groupes de logement, des groupes de citoyens aux prises avec des entreprises polluantes dans leur localité, etc.. Si la logique première relève de la justice sociale, alors l’activité économique qu’elles ont, lorsqu’elles en ont, est secondaire (création d’emplois, production d’un service sur le marché). Leur légitimité est d’abord et avant tout sociopolitique. Les fondements de leur action (et le financement public qui en découle) prennent appui sur l’importance de reconnaître l’existence et la nécessité de contre-pouvoirs dans une société comme assises indispensables à la démocratie. Toute l’expérience politique issue de la révolution américaine et théorisée par Tocqueville (1991) en passant par l’expérience de l’organisation communautaire des 50 dernières années aux États-Unis théorisée notamment par Alinsky (Quinqueton, 1989 ; Boyte,1981) fournit l’argumentaire qui justifie un financement public sur la base de leur mission sociopolitique et non pas sur la base de leur activité économique de service [2]. En ce sens, les regroupements sectoriels de ces associations réunis au sein du Comité aviseur de l’Action communautaire autonome ont vu le piège possible : leur appartenance à l’économie sociale, même pris au sens large, allait finir par induire l’exigence par les pouvoirs publics d’une imputabilité qui les lierait à leur solvabilité comme « entreprises » alors que ces associations sont plutôt des organisations d’intérêt collectif.

De leur côté, les organismes communautaires de services (dans le domaine de la santé physique, mentale ou des services sociaux, les Maisons de la famille, les Centres de femmes, les Maisons de jeunes, les Centres communautaires de loisirs, par exemple) ont une logique première de service à la communauté locale qu’elles desservent en se voyant confier, la plupart du temps, un financement de l’État qui leur confie en quelque sorte une mission de service public. Ces organismes évoluent de fait sur le terrain de l’intérêt général dont l’État ne prétend plus nécessairement avoir l’entier monopole. Le fondement de leur financement public réside très précisément dans leur mission d’utilité sociale reconnue en dernière instance comme service d’intérêt collectif et non pas dans la création d’entreprises à vocation économique produisant de nouveaux services.

Université populaire d’été 2011 du CFP

C’est à ce titre qu’un financement leur est accordé : ces organismes, peuvent mieux remplir certaines fonctions que le service public : par leur proximité des usagers ; par la construction conjointe de l’offre et de la demande qu’ils rendent possible au sein de leur communauté ; par leur histoire de têtes chercheuses décelant plus rapidement que l’État les nouveaux besoins qu’ils savent traduire en demandes sociales. D’un côté, ils appartiennent à un « troisième secteur », ce qui permet de les différencier des organisations et entreprises du premier secteur (production de biens et de services dans le secteur marchand) et d’un 2e secteur (production de biens et services dans la sphère publique) (Jetté, 2008 ; Comeau, 2005 ; Lipietz, 2001 ; Vaillancourt, 1999). Ce « tiers secteur » génère comme les deux autres des emplois, produit des services et favorise, comme le second secteur, des transferts sociaux vers les communautés et les groupes les plus en difficulté. On veut bien ! Mais on n’a pas fait le tour du jardin pour autant : leur mission première qui est de mener des activités d’intérêt collectif dans leur communauté, activités en partie ou en totalité financées par l’État, ne commande pas l’exigence de la viabilité économique et ne les caractérise pas de façon principale. Cette approche issue de la sociologie économique qui inclue le « communautaire autonome » dans un « tiers secteur » purement économique ou dans le grand tout de l’économie sociale est minimaliste. Elle sous-estime catégoriquement la dimension politique (faire mouvement) qui est première pour ce « communautaire autonome » c’est-à-dire tout ce qui a trait à l’identité collective, à la mobilisation d’un milieu, à la création d’un tissu social fort dans une communauté, à la création d’un rapport de force dans un contexte où persistent les zones de conflit avec les pouvoirs publics. Et elle ne tient pas compte de la volonté de nombre de ces organisations qui endossent la relation partenariale avec l’État à la condition qu’elle soit « libre, volontaire et non exclusive... » et qu’elle tienne compte de « la fonction critique de l’action communautaire autonome » (Sotomayor et Lacombe, 2006 : 70).

Dans le premier cas (organismes de défense et de promotion de droits) comme dans le second (organismes communautaires de services), il s’agit donc principalement d’une action communautaire autonome, au sens d’« infrastructures sociales », notion avancée avec justesse par le mouvement des femmes au moment de sa mobilisation de l’année 1995.

De leur côté, les coopératives et par extension les associations à vocation économique (OBNL) sont d’abord et avant tout des organisations dont la logique première consiste à produire des biens ou des services répondant à des besoins sociaux en s’assurant de fournir une base pérenne à leur entreprise. Il s’agit en quelque sorte pour elles d’être socialement utiles dans la viabilité économique. Un de leur principaux atouts de viabilité repose sur l’engagement citoyen qu’elles génèrent : 1) leur fonctionnement démocratique (leur gouvernance partagée comme a coutume de dire dans ces milieux) ; 2) la nature même de leurs objectifs car la maximisation du profit ne constitue pas leur point d’arrivée ni leur point de départ (les protégeant ainsi des impératifs tyranniques des actionnaires) ; 3) le patrimoine durablement collectif qu’elles génèrent (ce qui les met davantage à l’abri des délocalisations). Mais dans leur cas, des activités économiques générant des surplus sont primordiales : échouer comme entreprise viable économiquement équivaut à perdre son utilité sociale en dernière instance. En ce sens-là, ni la coopérative, ni l’association à vocation économique ne peuvent se définir comme contre-pouvoirs comme le font les organisations de promotion de droits sociaux. Ce serait de la part de ces entreprises à propriété collective une double erreur : 1) sur le plan économique parce que l’entreprise ne s’occuperait pas suffisamment de sa dynamique entrepreneuriale ; 2) sur le plan politique, parce que ces entreprises ne peuvent exercer leur rôle alternatif en étant sur la première ligne de la revendication mais bien en s’associant pour produire autrement.

Ce type d’« entreprise citoyenne », comme on l’a qualifie parfois avec raison, évolue en partie sur le marché public (les centres de la petite enfance ou les coopératives de services à domicile ou de santé en sont l’illustration par excellence) mais en grande partie sur le marché privé (coopératives agricoles, coopératives forestières, coopératives d’énergies renouvelables par exemple). Cependant, contrairement à l’idée reçue, leur perspective première est de fonctionner d’abord sur fonds propres plutôt que sur fonds publics en veillant à leur indépendance économique comme entreprises tout en s’inscrivant dans le développement d’un tissu économique collectif solide dans leur communauté ou leur région permettant ainsi de contrer les mouvements de délocalisation générés périodiquement par des multinationales qui n’ont aucune attache territoriale.

De la nécessité de bien distinguer les familles du « tiers secteur »

On aura compris que pour nous 1) l’économie sociale ne peut englober dans un tout indifférencié ces trois familles d’organisation ; 2) que la notion de « tiers secteur » ne se confond pas avec celle d’« économie sociale » et 3) qu’on ne peut lire ces pratiques avec la seule lunette économique d’un « tiers secteur » d’autre part. En synthèse, si on peut configurer ces trois pratiques sociales ou d’action collective du « tiers secteur » de la façon suivante : celle des coopératives, celles de l’action communautaire autonome et celle des associations à vocation économique. Le tableau qui suit en fait foi :

Typologie des pratiques du « tiers secteur » : coopératives, économie sociale et action communautaire autonome
Indicateurs Coopératives Organisations communautaires Associations à vocation économique
Objectifs Coopératives : entreprises collectives de production de biens et de services évoluant tant sur le marché privé que public) *Organisations offrant un service collectif dans des communautés ;
*Organisations citoyennes mobilisant pour la justice sociale (droits sociaux)
Associations à vocation économique (dites entreprises d’économie sociale) évoluant sur le marché public surtout
Stratégie Viabilité économique propre & finalité sociale *Créer des services collectifs dans les communautés ;
*Créer un contre-pouvoir démocratique & un rapport de force
Action socialement utile & viabilité économique misant surtout sur un financement public
Type d’action collective S’associer et mobiliser pour entreprendre autrement :la dimension socioéconomique prévaut *S’associer pour développer des services collectifs : la dimension sociale prévaut
*S’associer pour revendiquer : la dimension sociopolitique prévaut
S’associer et mobiliser pour réaliser une mission d’entreprise d’intérêt collectif : la dimension sociale prévaut par la mission de service public qu’on lui confie

On comprend l’importance pour l’action communautaire autonome de ne pas vouloir trop mêler les genres. Car si on le fait, on impose, en dernière instance, à des associations de défense et à des organismes communautaires de services, des contraintes de financement public qui n’ont pas leur raison d’être car leurs activités ne sont généralement pas solvables ou ne le sont que très partiellement, ce qui ne veut pas dire évidemment socialement non pertinentes. La raison financière est certes la plus visible et la plus immédiatement évoquée. Mais une autre raison, plus forte, tend à prévaloir dans ces organisations : la valorisation d’une identité collective propre coure tout au long des 40 ans d’histoire de ce type d’action collective qui a émergé avec les premiers comités de citoyens à la fin des années 60. Le sentiment d’appartenance des coopératives à un mouvement depuis plus de 70 ans participe de la même dynamique [3]. L’association à vocation économique (capitalisant sur la notion d’économie sociale) est venue s’inscrire dans une stratégie de changement social qui complète les autres à la fin des années 90 seulement.

Tiers secteur et rapport à l’État

Sur le registre des rapports à l’État, dans le cas des organisations de défense et de promotion de droits, l’économique n’est vraiment pas la variable à prendre en compte, tandis que dans le cas des organismes communautaires de services, l’économique est une variable secondaire à considérer. Le point de tension permanent de ce type d’initiatives avec les pouvoirs publics demeure celui-ci : jusqu’à quel point une société peut-elle accepter, par son État, de les soutenir financièrement ? Dans le premier cas (les organisations de défense et de promotion de droits), le point limite relève de la seule maturité de la démocratie à accepter d’aller au bout de ses convictions à l’effet que la démocratie est faite de pouvoirs (des dirigeants élus périodiquement) mais aussi de contre-pouvoirs qui se concrétisent dans une société civile forte. Dans le second cas (les organismes communautaires de services), le point limite relève de la capacité de l’État à confier à d’autres sans les instrumentaliser des missions de service public et donc à concevoir que l’intérêt général ne relève pas seulement du service public et d’un État social. En ce qui concerne les coopératives et les « entreprises d’économie sociale », le financement public concerne moins leur viabilité économique à moyen terme que la part d’utilité sociale qu’elles remplissent. Le point de tension devient de savoir si la société préfère des entreprises collectives (coopératives ou associations), des entreprises publiques ou des entreprises de caractère privé dans différents domaines de la vie en société comme les services de garde à la petite enfance, la récupération et le recyclage, les services funéraires, la gestion des forêts, l’agriculture et l’agroalimentaire (production et distribution), l’édition de matériel scolaire, des services de proximité (station-service, quincaillerie, épicerie générale…), etc.

Avec ses législations et ses règles de financement public, l’État québécois conditionne évidemment de façon considérable le rapport entre les différentes familles de ce « tiers secteur ». Depuis une décennie, les pouvoirs publics au Québec ont reconnu le caractère spécifique des trois principales dynamiques en cause (Québec 2001) : celle de l’action communautaire autonome, celle des coopératives et celle des entreprises dites d’économie sociale. Cette reconnaissance s’est faite à la satisfaction relative des parties en cause qui ont ainsi maintenu leur légitimité, leur spécificité et leur source de financement public propre.

Les trois types de pratiques que nous venons d’évoquer peuvent certes être regroupées autour de la notion de « tiers secteur ». Ce n’est pas la trouvaille du siècle mais la notion est pertinente pour démontrer chiffres à l’appui (emplois, actifs…) qu’il y a, à côté de l’État et du secteur privé, un autre « pôle » de développement économique et social méconnu et sous-estimé. Mais sur le plan politique, cette notion perd de sa portée car elle gomme les spécificités, c’est-à-dire qu’elle ne rend pas compte de la dynamique sociale qui est derrière. Au Québec, ces notions de « tiers secteur » comme celle d’« économie sociale » ont connu du succès. Elles sont commodes, larges, ouvertes mais réductrices en même temps. En effet, l’identité va bien au delà des chiffres de l’emploi et des actifs de ces organisations. L’identité est un moteur d’action collective et un des fondements de la notion de « mouvement », notion plus riche de sens. Ainsi, par l’action communautaire autonome, on s’associe pour revendiquer, pour résister, pour éduquer et pour développer des services collectifs locaux, entre autres choses. On fait mouvement ! Dans les coopératives, on s’associe pour entreprendre autrement. On fait aussi mouvement mais de façon différente ! Mouvements sociaux et donc mouvement communautaire, mouvement coopératif, mouvement syndical, mouvement des femmes, etc. Voilà qui donne plus de sens et de perspective à l’ensemble de ces initiatives qui se démarquent dans nos sociétés par leur projet social, par l’identité collective qu’elles contribuent à construire et par leur opposition au capitalisme. Ceci étant dit le fait de bien distinguer les trois types de pratiques et d’organisations n’empêche pas la convergence des uns et des autres sur des enjeux spécifiques. Historiquement cette distinction des genres a bien servi le mouvement ouvrier (syndicats, coopératives, partis politiques de gauche) en offrant d’une part une garantie d’efficacité respective à chacun des embranchements et d’autre part des complémentarités, consenties ou non, dans le combat pour le développement d’un État social et la consolidation de la démocratie.

Quelques conclusions politiques

Des identités fortes sont nécessaires à toute action collective

La question « Pourquoi ne pas tous s’identifier comme entreprises d’économie sociale ? » comme certains la posent est, à mon avis, une provocation. Pourquoi ? Parce que les coopératives ont une identité propre qui s’appuie sur 70 ans d’organisation comme mouvement. Parce que les organisations communautaires fondent leur identité sur plus d’une quarantaine d’années. Pourquoi la notion d’« entreprises d’économie sociale » qui existent depuis une dizaine d’années seulement devrait-elle toutes les englober ? Ces identités respectives se sont construites à travers des luttes particulières, des débats internes, des négociations spécifiques souvent ardues avec les pouvoirs publics, des filières d’accès aux ressources publiques différentes, etc. De plus chacune de ses identités ont donné lieu, au fil du temps, à l’organisation nationale de réseaux intersectoriels et régionaux : le Réseau québécois de l’ACA (RQ-ACA) pour l’action communautaire autonome, le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM) pour les coopératives et le Chantier de l’économie sociale pour les associations à vocation économique.

Ce refus des identités respectives (et ce qui en découle en termes de reconnaissance mutuelle entre organisations de représentation) a amené des erreurs qui ont tendance à se perpétuer depuis une décennie. C’est ainsi par exemple que la demande faite au début de la décennie au CQCM d’intégrer le Chantier de l’économie sociale en tant que secteur a constitué une erreur politique. Il était inopportun et assez maladroit de demander à une organisation qui existe depuis 70 ans et qui représente l’ensemble des coopératives et des mutuelles de se dissoudre pour renaître sous une autre forme, celle d’être un simple secteur de l’« économie sociale ». Dissolution dont les bénéfices, à tous les points de vue (politique, économique, culturel), apparaissaient hier tout comme aujourd’hui plus que douteux et sans doute beaucoup moindres que ceux nous renvoyant à la notion de « mouvement coopératif ». La proposition faite par le Chantier de l’économie sociale de dissoudre le Groupe d’économie solidaire du Québec (GESQ), coalition des réseaux de promotion de l’économie sociale dans les pays du Sud dont il était membre, est la dernière tentative - et du coup le même type d’erreur politique - à avoir eu lieu durant la dernière décennie (automne 2009). De même, on fait fausse route si on définit le mouvement communautaire, comme certains le font, en tant qu’« ancêtre » de l’économie sociale. Comme disent les écolos, la société, comme la nature, a horreur de l’uniformité ou, si l’on veut de la « monoculture ». Elle progresse dans la diversité.

À notre connaissance, le mouvement coopératif tout comme le mouvement communautaire autonome, ne se sont pas vidés de leurs ambitions historiques fondamentales dans la dernière décennie. D’autant plus que loin de représenter la partie congrue de cet ensemble, ces deux mouvements représentent plutôt la partie la plus substantielle de « tiers secteur » : en premier lieu, grosso modo, 75% des entreprises collectives sont des coopératives. Si, bien entendu, la viabilité économique d’une part, veut dire quelque chose c’est-à-dire des emplois durables (90,000 emplois) et des actifs. D’autre part, si leur présence sociopolitique avec un statut juridique obtenu (et souvent maintenu à l’arraché à travers l’histoire) de même que l’appartenance de ces coopératives à des fédérations et à un Conseil les réunissant toutes, veut dire quelque chose. De leur côté, les organisations communautaires autonomes se reconnaissent dans le Réseau québécois de l’action communautaire autonome (pour plus de 4000 d’entre elles). Elles ne se définissent pas comme entreprises pour la très grande majorité, si on se fie aux trop rares recherches qui sondent les appartenances comme celle de Molina et Mercier (2009) mais bien comme organismes d’action communautaire autonome pour 60% d’entre elles, comme organismes communautaires évoluant sur un créneau spécifique (15%), comme groupes d’entraide (6%), comme organismes communautaires avec un volet d’économie sociale (9 %) mais très rarement comme des « entreprises d’économie sociale » (moins de 4%). Tout cela en dépit des effets d’annonce médiatique porté par la notion d’économie sociale.

Les notions que l’on utilise : nommer, au plan scientifique, c’est prendre position !

Nommer, c’est prendre position ! Dans le choix d’une notion, il y a un jugement, une comparaison, une évaluation et, bien sûr, la possibilité d’un désaccord. Dans ce sens, nommer 150 ans d’histoire des coopératives et des mutuelles à partir du seul prisme de l’« économie sociale » (Lévesque, 2008) sans prendre véritablement en compte celle de « mouvement » (les coopératives sont historiquement liées de façon très étroite au mouvement des agriculteurs et au mouvement ouvrier) constitue à notre avis un déni d’identité de ces organisations en tant qu’initiatives liées à un « mouvement social ». C’est aussi le cas lorsque le mouvement communautaire est tout simplement englobé dans l’économie sociale. Limites de la sociologie économique. Utilité des sciences politiques et de la sociologie des mouvements sociaux !

Faut-il par ailleurs mentionner la relativité de la notion d’« économie sociale » : elle est datée en France (1981) [4] et associée principalement aux coopératives, mutuelles et grandes associations. Tandis qu’au Québec, elle est, à la différence de la France, liée principalement à de petites associations à vocation économique issues d’un Sommet du gouvernement du Québec en 1996. De plus, au plan international, elle est géographiquement située dans l’horizon franco-latin (France, Belgique, Espagne). Les Italiens ne l’utilisent pratiquement pas, préférant celle de « coopératives sociales » pour nommer les organisations des dernières décennies. Dans les pays du Sud, les notions d’« économie solidaire » (en Amérique latine) et d’« économie populaire » (en Afrique de l’Ouest) l’emportent largement.

Ici il faut bien comprendre que l’« économie sociale » est ou peut être une appartenance seconde pour un certain nombre d’organisations et d’entreprises, ce qui est de plus en plus le cas du mouvement coopératif ici au Québec . Mais cela est devenu possible à partir du moment où les coopératives et mutuelles ont pu être reconnues comme famille à part entière et s’y définir une place bien à elles (Favreau, 2010) en n’étant plus considérées comme un secteur particulier à côté de multiples autres secteurs.

La politique publique québécoise de reconnaissance et de soutien à l’action communautaire : éléments de bilan

En 2009, un article de Deena White et de Lorraine Guay résume bien la chose. Même s’il est court, il en dit long (paru dans Relations, #731 de mars 2009 et repris dans L’état du Québec 2010). Pourquoi ? Je les cite d’abord :

La PRSAC est une politique sans précédent dans le monde. Elle se distingue des modèles existants entre autres par trois impératifs : 1) affirmer la spécificité des organismes communautaires autonomes par rapport à l’économie sociale et au mouvement coopératif ; 2) respecter l’autonomie des organismes communautaires en s’éloignant d’une complémentarité et d’un partenariat obligés avec l’État ; 3) privilégier le soutien à la mission comme mode de financement le plus susceptible de favoriser l’émergence d’une participation citoyenne… (État du Québec 2010 : 373).

Nous roulons sur cette politique de l’action communautaire datée de l’an 2001 laquelle, on s’en souviendra, avait été précédé d’une large consultation. Politique sur laquelle s’appuie le mouvement communautaire autonome parce qu’il affirme « la spécificité des organismes communautaires autonomes par rapport à l’économie sociale et au mouvement coopératif ». Même s’il était plus indirectement concerné à ce moment-là, le mouvement coopératif avait plutôt bien reçu cette politique. Aujourd’hui de très nombreuses organisations (et les deux auteurs précités) considèrent cependant qu’elle est de moins en moins respectée, voire qu’il y a dérive technocratique (Jetté, 2008 : 329). Je ne peux qu’enregistrer mon accord avec les deux auteurs qui analyse le tout comme étant une « tendance lourde » à la dilution de cette politique et à l’« instrumentalisation » des groupes. Ajoutons donc à cela que la réflexion en cours à l’Institut de la statistique du Québec (ISQ), portée par un groupe de chercheurs en économie sociale de l’UQAM, doit prendre fait et acte de cette politique et des trois dynamiques qui ont cours. Et donc, nous semble-t-il, offrir la garantie de mesurer de façon distincte les trois choses.

Pour en savoir plus

Sur l’action communautaire, les coopératives et l’économie sociale au Québec

Aubry, F. et alii (2005), Pour que travailler dans le communautaire ne rime pas avec misère. Co-publication CFP et Relais-Femmes, Montréal, 86 pages.

Bourque, D., Y.Comeau, L.Favreau et L.Fréchette (2007), L’organisation communautaire, PUQ, Québec.

Favreau, L. (2008), Entreprises collectives, les enjeux sociopolitiques et territoriaux de la coopération et de l’économie sociale, PUQ, Québec.

Favreau, L. (2010), Le mouvement coopératif, une mise en perspective. PUQ, Québec. Voir le chapitre intitulé Les coopératives dans la construction d’une économie solidaire (pages 61 à 87).

Gouvernement du Québec (2001), Politique gouvernementale. L’action communautaire, une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec. Ministère de l’emploi et de la solidarité, Québec, 59 pages.

Jetté, C. (2008), Les organismes communautaires et la transformation de l’État-providence, PUQ, Québec.

Molina, E. et C.Mercier (2009), Portrait des organismes communautaires de Sherbrooke. CDC de Sherbrooke, Sherbrooke.

Sotomayor, E. et M. Lacombe (2006), Dix ans de lutte pour la reconnaissance, Comité aviseur de l’ACA, Montréal.

Sur les coopératives, les mutuelles et les associations (l’économie sociale en France)

Draperi, J.F. (2011), L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ? Capitalisme, territoires et démocratie. Dunod, Paris.

Draperi, J.F. (2007). Comprendre l’économie sociale, fondements et enjeux. Dunod, Paris.

Lipietz, A. (2001) Pour le Tiers secteur. L’économie sociale et solidaire : pourquoi et comment ? Éd. La Découverte/La Documentation française, Paris.

Quelques sites pour s’informer de l’évolution en cours

Site des Rencontres du Mont-Blanc (la tendance de gauche de l’ES française et son projet de création d’un Forum international de dirigeants de l’économie sociale) : https://www.rencontres-montblanc.coop

Site du GESQ (le groupe à l’origine d’initiatives québécoises diverses de coopération avec le Sud en matière d’économie solidaire). Bulletin électronique 6 fois par année : http://www4.uqo.ca/ries2001/gesq

Site du CQCM et des ARUC (ISDC et DTC) : site couvrant les coopératives dans le développement des territoires et la recherche de pistes de sortie de crise. Bulletin électronique 8 fois par année : http://www.projetdesociete.coop

Site de la Caisse d’économie solidaire Desjardins : site d’une caisse d’économie devenue avec le temps le principal partenaire financier de quelques 2500 organisations communautaires, coopératives, associations à vocation économique, associations culturelles et syndicats : http://www.caissesolidaire.coop

[1Le Comité aviseur de l’ACA devient le Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA) fin 2007. Il sert de réseau national et d’interlocuteur auprès des pouvoirs publics pour une soixantaine d’associations sectorielles regroupant plus de 4000 organisations.

[2Voir à ce propos le texte d’Y. Comeau sur l’approche sociopolitique dans Bourque, Comeau, Favreau et Fréchette (2007).

[3Si on prend pour critère la création d’une organisation nationale qui réussit à réunir tous les secteurs où existent des coopératives. Le CCQ a pris forme en 1940 et est devenu il y a quelques années le CQCM. L’origine est encore plus lointaine et remonte au 19e siècle. L’appartenance à un mouvement est aussi internationale : l’Alliance coopérative internationale (ACI) regroupe plus de 200 organisations nationales provenant d’une centaine de pays (Favreau 2010).

[4Notion apparue au début du 20e siècle en France, elle est tombée en désuétude pendant plus de 75 ans.


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